La grotte aux framboises de l’île d’Orléans

Où s’arrêtaient les colons à destination de Québec, au début du XVIIe siècle ? Bien sûr, les navires mouillaient à Tadoussac, un des plus vieux points de mouillage dans les eaux du Nouveau Monde, mais aussi en d’autres endroits connus des pilotes, prescrits par les éléments et obligés par les temps incertains des navigations sans instruments. En vue de Québec, au moment où les vents et les eaux étaient défavorables, il arrivait qu’il faille se résoudre à poser pied à l’île d’Orléans pour un moment avant de pouvoir terminer au mieux le voyage. Ainsi en fut-il pour les premiers membres de deux communautés religieuses importantes, les Ursulines et les Augustines, arrivés par un jour de gros temps. Où s’étaient-elles arrêtées, comme d’autres avant et après elles ? Le mystère demeure à ce jour, malgré les récits de voyage, mais il pourrait bien être éclairé par la mise à jour du rôle joué par une grotte obscure.
L’historien Pierre Lahoud estime, après l’étude des documents d’époque, que c’est dans la grotte Maranda et dans ses alentours immédiats, sur une plage naturelle, que se réfugiaient ces premiers colons, à la veille d’entreprendre la dernière étape devant les conduire dans cette implantation coloniale minuscule qu’était Québec, fondé en 1608. Cette grotte et ces environs furent à tout le moins le lieu qui assura la survie, croit-il, des passagers conduits par des hommes du capitaine Bontemps, par une journée de gros temps, le dimanche 31 juillet 1639.
Jacob Bontemps était habitué des mers du monde. Ancien corsaire des Caraïbes, habitué des côtes africaines, il fit au moins quatre fois la traversée vers la Nouvelle-France. Ce marin d’expérience était membre de la Compagnie des Cent-Associés qui tentait d’assurer le peuplement européen. Bien que l’homme ait eu sans doute la rugosité propre à l’exercice de son métier, il n’en demeure pas moins très pieux.
Au printemps 1639, son navire, le Saint-Joseph, manque bien près de sombrer à cause d’un iceberg. Marie de l’Incarnation, la grande plume de l’expédition, note que le capitaine leur a abandonné sa chambre, « qui est belle et spacieuse, et où nous serons séparées du bruit du vaisseau ». Le bateau de 350 tonneaux compte 75 hommes d’équipage. Pour se défendre autant que pour attaquer, il porte 21 pièces de canons et 40 mousquets.
Le Saint-Joseph s’arrête à Tadoussac. Le gouverneur, de Montmagny, est prévenu de l’arrivée de cette poignée de religieux. Ceux-ci, pressés d’enfin arriver, vont trouver à monter à bord d’un plus petit bâtiment dont les cales sont pleines de morues séchées, ce « qui rendait une assez mauvaise odeur », lit-on dans les Annales des Hospitalières. Jusqu’à Québec, le voyage sur le fleuve fut terrible. « Pendant quelques jours et quelques nuits que nous y restâmes, nous souffrîmes beaucoup de nécessité. Le pain nous ayant manqué, on fut obligé de ramasser les miettes de la soute, ou il y avait plus de crottes de rats que de biscuit ; nous prîmes la peine de les éplucher pour en avoir un peu, que nous mangions avec de la morue sèche toute crue, n’ayant pas de quoi la faire cuire. »
Un refuge
Mais où cet équipage épuisé finit-il par arriver ? « On a longtemps pensé que c’était à la pointe de l’île, au bout de Sainte-Pétronille, que nos fondatrices avaient dû s’arrêter », explique au Devoir sœur Céline Dionne, la supérieure des Ursulines. « Je suis allée sur place. C’est rocheux. Très rocheux. Difficile d’imaginer un bateau qui s’arrête là. »
En fait, tout porte à croire que les marins qui remontent la « rivière de Canada », comme longtemps on appela le Saint-Laurent, sont plus connaisseurs de ces eaux qu’on ne pourrait le croire. À la hauteur de l’île d’Orléans, ils ont l’habitude de se mettre à l’abri, avec leurs bâtiments, dans une petite baie où l’on trouve encore une grotte qui, dans la langue populaire, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, porta le nom de… Bontemps. Cette grotte située dans les environs de Sainte-Pétronille, connue désormais sous le nom de grotte Maranda, permet depuis ses environs, en bord de plage, de voir la ville de Québec, tel que les documents des religieux de l’époque l’indiquent.
« La tradition orale raconte que la grotte servait de refuge aux capitaines alors que la plage était utilisée par les marins », explique Pierre Lahoud. « Le patronyme Bontemps est quasiment inexistant en Nouvelle-France. Le toponyme de la grotte découle donc plus probablement de la présence du capitaine dans cette anse », celui-là même qui eut la responsabilité de transporter les religieuses, dont Marie de l’Incarnation.
Le lieu a été préservé au fil du temps. Il demeure à ce jour à peu près inchangé. Situé sur une propriété privée, il n’est pas accessible au public. « On y trouve une plage naturelle et une crique qui n’a, par chance, pas été altérée par les enrochements de toutes sortes » explique Pierre Lahoud. « La petite baie part du rivage et forme un havre naturel avec sa plage et un couvert végétal dense. »
Commémoration
Jusque vers 1965, se souvient sœur Lise Tanguay en entrevue au Devoir, les Augustines dont elle assure désormais la direction commémorent leur arrivée au pays en faisant systématiquement porter une tarte aux Jésuites. Chaque 1er août, les Jésuites reçoivent une tarte aux framboises. « Le 1er août, c’est la date, en 1639, où notre communauté est arrivée à Québec. »
Embarquées le 4 mai 1639 sur le bateau du capitaine Bontemps, trois Augustines, de même que trois Ursulines, se trouvaient à bord. Et aussi cinq Jésuites. Réfugié à l’île d’Orléans avec quelques marins, cet équipage tout trempé et épuisé trouva à se nourrir de framboises. D’où ce clin d’œil fait aux Jésuites par les Augustines.
L’anniversaire continue d’être célébré, chaque année, chez les Augustines. Au 1er août, à la table de ces religieuses et de leurs protégés, la framboise règne. « On mange des framboises, toutes sortes de choses en fait, mais accompagnées de framboises. Jusqu’à un apéritif aux framboises », raconte sœur Tanguay.
Dans une lettre qu’elle écrit en 1639, à la fin de l’été, pour expliquer à sa supérieure leur arrivée au Nouveau Monde, Marie de l’Incarnation indique qu’au moment où elles avaient espérances de débarquer enfin à Québec, « la marée se trouvant contraire et le vent ne nous étant pas favorable, il fallut attendre au lendemain et comme l’endroit était beau et le débarquement facile on nous mit à terre à l’île d’Orléans, qui, pour lors n’était point habitée ; on y fit cabane à la façon des sauvages ». Le lendemain matin, elles finirent par arriver à Québec. Devant le gouverneur, au bout d’une traversée de trois mois, tout le monde se trouvait en très piteux état.