Sarah Bernhardt arrosée d’une pluie d’oeufs pourris à Québec

En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France, Le Devoir propose une série qui remonte aux sources médiatiques de la relation France-Québec, de la guerre de la Conquête à la visite du général de Gaulle, en passant par la tournée de Sarah Bernhardt sur les rives du Saint-Laurent. Sixième texte.
Le 5 décembre 1905, le journal Le Matin révèle à ses lecteurs que le clergé catholique de la ville de Québec a demandé à ses fidèles d’éviter les « représentations immorales » de la comédienne Sarah Bernhardt, gloire nationale et internationale. « Néanmoins, toutes les places ont été prises à l’avance », ajoute le quotidien français. Le journal se vante par la même occasion de publier les « derniers télégrammes de la nuit » reçus par « fils spéciaux ».
Le 7 décembre, la situation dégénère à Québec, rapporte Le Public. « Prétextant que les pièces montées par elle étaient non seulement amorales, mais immorales, ces braves ecclésiastiques, protestants ou catholiques, interdirent à qui avait la foi l’entrée du théâtre de la ville, pendant les représentations […] de L’Aiglon. » La pièce d’Edmond Rostand, auteur déjà de Cyrano de Bergerac, a été montée pour la première fois à Paris par la grande tragédienne.
Selon la rumeur que relaie la presse française, Bernhardt aurait médit sur les progrès de l’art au Canada. « Les bons Canadiens qui, au fond, n’étaient pas mécontents d’aller ouïr autre chose que sermons, voire même des dialogues immoraux, prirent la mouche », lit-on.
En traîneau avec son ami et partenaire de jeu, Édouard de Max, la tragédienne est attendue à Québec par une foule compacte de jeunes gens. S’apprête-t-on à leur offrir un accueil triomphal, à les couvrir de fleurs comme cela s’est vu ailleurs en Amérique à l’annonce de leur arrivée ? Pas du tout. Ce sont des œufs pourris qui pleuvent sur la tragédienne tandis que l’attelage accélère pour échapper à cet assaut inopportun.
« Nous entrons couverts d’or », déclare Édouard de Max une fois le danger écarté, et comme tout le monde se bouche le nez, il s’empresse d’ajouter : « L’or n’a pas d’odeur ! » Les journaux français ne semblent pas noter ce qui le sera localement, à savoir qu’on lui a aussi crié des insultes antisémites : « À bas la juive ! Mort à la juive ! »
« Sarah Bernhardt lapidée à Québec », titre le journal Le Radical, à partir d’une dépêche relayée de New York. « Les journaux rapportent qu’à l’issue d’une représentation donnée hier soir par elle à Québec, Sarah Bernhardt a été entourée par une bande d’Apaches qui l’ont criblée d’œufs pourris. Mme Sarah Bernhardt avait récemment, au cours d’une interview, fait une remarque désobligeante à l’égard d’une certaine classe de la population canadienne. » Le terme « Apache », dans le vocabulaire parisien du temps, est un terme courant qui sert à désigner des bandes de jeunes criminels qui imposent leur loi dans certains quartiers.
Comme au temps de Molière
Le quotidien à grand tirage Gil Blas, en date du 12 décembre, revient à la une sur la « douloureuse surprise » causée par les « manifestations violentes et brutales » de Québec contre Sarah Bernhardt. Ces dernières « contrastent étrangement avec l’accueil plutôt délirant que lui avaient fait jusqu’à ce jour les Canadiens français ». La domination d’un clergé ultraconservateur pétrit-elle davantage les esprits du côté de la Vieille Capitale ?
Sous la plume de Frédéric Gerbié, Gil Blas rappelle qu’en 1881, à l’occasion d’un des passages précédents de la tragédienne au Québec, une importante « délégation des principales notabilités de Montréal » était venue recevoir la vedette à la frontière américaine, après une tournée triomphale à New York, à Boston et à Hartford. « Louis-Honoré Fréchette était tellement ému que Sarah Bernhardt dut lui prendre des mains et dire elle-même, au milieu des rires et des larmes de joie, la pièce de vers qui lui était consacrée. »
Une autre version de l’histoire affirme plutôt que la Divine, rongée par le froid dans l’attente que Fréchette livre un discours en son honneur, finit par l’interrompre en lui disant : « Vos vers sont charmants, cher maître, donnez-les-moi, je vous prie, je vous apprendrai à les lire ! »
Tout de même, la Divine arrosée d’une pluie d’œufs pourris ! L’affaire n’en finit plus d’éclabousser Québec dans la presse française. Dans cette cité,on vit « comme au temps de Molière », titre L’Humanité du 4 février 1906. « La situation des artistes n’est point drôle au Canada. […] Les comédiens se voient refuser tout gagne-pain à la suite des lettres pastorales écrites par l’évêque de Québec, après le passage de Mme Sarah Bernhardt. De nombreux artistes ont été remerciés. Et les lettres et les prêches mieux écoutés que ne le furent jamais les diatribes de Bossuet ont obligé la troupe du théâtre français de Québec, à cesser ses représentations. Quel doux pays ! Et dire qu’il y a de nos bons concitoyens qui nous proposent en exemple la Nouvelle-France, France de nos pères ! » Le théâtre, il est vrai, n’est pas en odeur de sainteté sur les rives du Saint-Laurent, où il se trouve continuellement sous la menace du clergé et des autorités.
Le mystère Québec ?
Dans les pages de Gil Blas, Frédéric Gerbié s’interroge sur ce « mystère Québec » avant l’heure. « Comment Québec, la ville du flirt et des belles manières, la ville hospitalière par excellence, à nos compatriotes principalement, a-t-elle pu s’oublier à ce point » et vilipender Sarah Bernhardt ? Le journaliste refuse de croire au chauvinisme des habitants de la cité fondée par Champlain en 1608. « Il n’est point d’autre ville où les choses de France puissent trouver plus d’échos. En un cadre merveilleux et incomparable, bien fait pour élever les idées et inspirer l’amour du beau, le recueillement et le travail, loin du bruit des usines cyclopéennes, au milieu de rues tortueuses et grimpantes. »
Après tout, les Canadiens français ont le regard tourné vers la France, estime Gerbié. « Ce sont surtout nos auteurs qu’ils étudient et dont ils s’inspirent, le Canada n’ayant pas encore fourni de modèles suffisants […]. Ce n’est donc pas contre l’art français et le génie de celle qui l’interprète si supérieurement qu’ont eu lieu les manifestations des Québécois. » Alors, contre qui, contre quoi ? Le journaliste accuse une « poignée de fanatiques » de la cité. C’est bien sûr oublier qu’à Montréal, au moment où les amis en joie de Fréchette accueillaient la tragédienne, Mgr Fabre avait aussi frappé ses prestations théâtrales d’un farouche interdit. Il en est de même en 1905, où Mgr Bruchési se désole de voir que le public n’obéit pas parfaitement à ses interdits. À Ottawa également, Mgr Routhier va insister pour qu’on fuie les lieux où l’artiste se trouve.
Quelle analyse convient-il de tirer de l’affaire qui se joue à Québec contre la Divine ? La « mentalité » des colons dispersés dans la vallée du Saint-Laurent mérite d’être décortiquée, note le journaliste de Gil Blas. Le Canadien français, écrit-il, confond pour son malheur trois cultes en un seul : la langue française, la religion catholique et la nationalité canadienne-française. « Ce sont là trois choses qui lui tiennent le plus à cœur, et on ne saurait en parler devant lui qu’avec le plus de tact et de mesure possible, lorsqu’on croit devoir formuler quelques critiques, car, pour lui, toucher à l’une, c’est toucher à l’autre. » Si dans l’intimité, le Canadien français reconnaît volontiers ses défauts, « son épiderme est des plus chatouilleux, si l’on fait mine d’oublier tous les efforts qu’il fait pour s’affranchir de ses imperfections. Qu’un Anglais, un Irlandais ou un Américain se permette toutes les critiques, il les dédaigne, trouvant leur appréciation trop sujette à caution. Il en est tout autrement lorsqu’un Français de France formule les mêmes critiques ».
En prêtant à Sarah Bernhardt des propos qu’elle nie d’ailleurs avoir tenus, des journaux de Québec ont éveillé et exacerbé les susceptibilités des Canadiens français, froissé leurs sentiments les plus intimes. « En art et en littérature, aurait dit Sarah Bernhardt, les Canadiens français n’ont fait aucun progrès. Ceux-ci ne sont qu’un mélange de Canadiens anglais, de Canadiens irlandais et d’Iroquois sous la domination absolue du clergé catholique. »
Gerbié veut bien croire que la tragédienne n’a pas laissé tomber ce dur constat aux pieds de ses hôtes. Il remarque néanmoins que « les progrès des Canadiens français en art et en littérature sont lents, à coup sûr ». Rien d’étonnant d’ailleurs, sachant « qu’il y a quarante ans à peine il n’y avait dans chaque classe qu’un livre français, celui du professeur, obligé de dicter aux élèves la leçon à apprendre ». À un peuple qui lutte pour son existence, dans un terreau colonial, comment reprocher « de ne pas avoir encore enfanté un Hugo, un Lamartine ou un Michelet » ?
Le journaliste en conclut que les Français ne peuvent, devant ce peuple du pays des érables, « que lui être reconnaissant de sa fidélité à notre langue ».