Une stratégie qui fait patate

Le premier ministre Jean Chrétien avait poussé l’audace jusqu’à « donner l’ordre » de servir dans cinq repas consécutifs des patates au président George W. Bush pour le convaincre de lever un embargo sur les importations de pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard, que Washington avait « apparemment » décrété à la suite de la découverte d’une « bébitte ».
L’ex-premier ministre du Canada relate la scène au Devoir. « Ils nous servent encore des pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard », avait soufflé le secrétaire d’État, Colin Powell, à l’oreille de M. Bush, à quelques heures de la fin du Sommet des Amériques à Québec (2001). M. Chrétien avait alors déclaré au nouveau locataire de la Maison-Blanche : « Ça fait cinq fois que tu en as mangé et tu n’es pas mort ! »
Les États-Unis avaient annoncé quelques jours plus tard que les pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard pouvaient de nouveau traverser la frontière. « C’est de la bonne politique, non ? » lance M. Chrétien, pas peu fier de son coup diplomatico-gastronomique d’il y a 20 ans. « Il n’y a pas eu de comité, de consultations avec les universitaires et les journalistes », précise-t-il, à l’occasion d’un entretien entourant le lancement de son livre Mes nouvelles histoires (Les éditions La Presse).
Durant les années Chrétien (1993-2003), le Canada a notamment donné une impulsion à la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel (1997) et au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998), en plus de siéger au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (1998–2000).
Il a accepté de déployer ses forces militaires dans des opérations ayant reçu l’aval de l’ONU (Balkans) ou encore de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) (Afghanistan), mais a refusé net de les dépêcher en Irak.
Lorsque Jean Chrétien a tourné le dos à la vie politique, en 2003, le magazine The Economist a mis en couverture un orignal muni de lunettes branchées et coiffé du titre « Le nouvel esprit du Canada ». La personnalité internationale du Canada s’est par la suite effacée. « Il y a eu une détérioration quand les conservateurs étaient au pouvoir, et puis on n’en revient [toujours] pas », soutient Jean Chrétien.
Malgré l’élection de Justin Trudeau (2015) — qu’il décrit comme « la star du selfie, qui faisait vibrer les jeunes d’émotion dans des endroits aussi lointains que les Philippines et la Thaïlande » —, le Canada a subi l’humiliation de se voir refuser pour une deuxième fois consécutive un siège au Conseil de sécurité des Nations unies.
L’ex-politicien canadien a su conserver ses entrées dans des palais présidentiels ou des bureaux de chefs de gouvernement des quatre coins du globe au fil des années. Il éprouvait toutefois de la difficulté à joindre son successeur Justin Trudeau ou des membres de sa garde rapprochée après l’arrestation de la femme d’affaires chinoise Meng Wanzhou au Canada dans la foulée d’une demande d’extradition des États-Unis, puis de l’enlèvement des Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor par la police chinoise. Ses appels au Cabinet du premier ministre étaient ignorés. « C’était un piège de Trump », avait rapidement compris M. Chrétien. « Ces pauvres gars, qui sont restés trois ans [dans une cellule] les lumières allumées, auraient pu sortir un mois après en faisant un échange de prisonniers », soutient-il.
Dans Mes nouvelles histoires, il raconte avoir pu donner son avis à Chrystia Freeland — la deuxième des cinq ministres des Affaires étrangères désignés par Justin Trudeau depuis son arrivée au pouvoir à l’automne 2015 —, sur qui il était tombé par hasard dans un avion. « Elle était coincée. Elle ne pouvait pas se sauver », fait-il remarquer au Devoir, tout en esquissant un large sourire. La rencontre est demeurée sans suite.
« Manque de gaz »
De nos jours, la diplomatie canadienne « manque de gaz », estime le chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM) Jocelyn Coulon. « Sous Jean Chrétien, ce n’était pas du tout la même chose », fait-il valoir. « Entre 1945 et le début des années 2000, on était un acteur de la scène internationale, alors qu’aujourd’hui, on est un observateur de la scène internationale », résume l’ancien conseiller politique du ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion (2016-2017). Dans les gradins réservés aux spectateurs, le Canada a encaissé les dégelées diplomatiques de la Chine, de la Russie, de l’Inde sans compter celles de ses alliés, qui ont mis à la porte la secrétaire générale, puis l’administratrice de l’Organisation internationale de la Francophonie — deux Canadiennes —, en plus de rejeter la candidature de l’ex-ministre des Finances Bill Morneau à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Jocelyn Coulon est « nostalgique » des époques de Lester B. Pearson (1948-1957), Joe Clark (1984-1991) et Lloyd Axworthy (1996-2000), où le Canada était « audacieux » sur la scène internationale, voire « prenait des risques ». Or, la diplomatie canadienne s’est, sous l’impulsion du gouvernement conservateur de Stephen Harper, repliée derrière la « forteresse nord-américaine », laissant en plan notamment l’Afrique, qui ne compte pas moins de « 54 voix à l’Assemblée générale des Nations unies ».
Malgré l’arrivée de Mélanie Joly à Affaires mondiales Canada, Jocelyn Coulon continue de déplorer l’« illisibilité de la politique étrangère » canadienne des années Trudeau.
De son côté, Jean Chrétien ne se berce pas d’illusions : son livre Mes nouvelles histoires ne « va [pas] gagner des prix à l’Académie de la langue française ». L’important, c’est que « les gens comprennent le langage que j’emploie ».
Avec Boris Proulx