Tirs croisés contre le manque de cohérence de Québec

L’État se retrouve dans une position contradictoire en vendant un important immeuble du XVIIIe siècle du Vieux-Québec tout en affirmant vouloir défendre le patrimoine immobilier en lançant les Espaces bleus, soulignent des experts.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir L’État se retrouve dans une position contradictoire en vendant un important immeuble du XVIIIe siècle du Vieux-Québec tout en affirmant vouloir défendre le patrimoine immobilier en lançant les Espaces bleus, soulignent des experts.

« Faut voir tout ce qu’on a mis d’argent public dans la Maison Chevalier ! » s’indigne Lucie K. Morisset, à l’heure où l’État cède ce bâtiment d’exception du Vieux-Québec à une entreprise privée. En voilà trop, juge cette professeure de l’UQAM, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain. « Ça dépasse les bornes », dit-elle, tout en précisant qu’elle n’a pas l’habitude de s’emporter à propos de questions patrimoniales. « C’est complètement farfelu les raisons qu’on donne pour justifier l’abandon de ce bâtiment de 1752 par l’État. »

Nombre de politiques et de groupes, dont le Groupe d’initiatives et de recherches appliquées au milieu et la Fédération histoire Québec, ont dénoncé unanimement cette semaine la décision du gouvernement Legault dans ce dossier.

« On nous a dit qu’il n’est pas possible d’aménager ce bâtiment pour le rendre acceptable à la poursuite de projets muséaux… Pourtant, en parallèle, on a déjà engagé une fortune dans des projets d’aménagements du même type pour des Espaces bleus ! » constate Lucie K. Morisset, soulignant la contradiction.

Cette vente par l’État d’un bâtiment exceptionnel survient en effet au moment où le gouvernement Legault entreprend de mettre en place, à toute vitesse, un réseau muséal de son cru, les Espaces bleus. Ces 17 espaces régionaux, voués à la célébration d’un sentiment patriotique, doivent être installés dans les différentes régions administratives de la province. Ils seront logés dans des bâtiments patrimoniaux qui n’ont pas été conçus à ces fins et qui doivent être adaptés.

« Ces espaces qu’on va devoir aménager, c’est exactement la même chose qu’on dit ne pas pouvoir faire pour la Maison Chevalier, qu’on possède déjà »,remarque Mme Morisset. Difficile d’imaginer un manque de cohérence plus navrant en matière de préservation et de mise en valeur du patrimoine, affirme la professeure qui vient de se voir décerner le prix Robert-Lionel-Séguin 2021 pour son engagement envers la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine bâti.

Des creux dans les Espaces bleus

 

Lucie K. Morisset rappelle que si le Québec a jugé bon d’exproprier, en 1956, au temps de Duplessis, le propriétaire privé de la Maison Chevalier pour en affirmer toute l’importance publique, ce n’est pas pour qu’en deux coups de cuillère à pot, un autre gouvernement, sans raison valable, le recède tout bonnement au privé. « Que la ministre de la Culture voie d’un bon œil l’idée de se délester, de manière aussi précipitée, d’un bâtiment aussi important montre le peu de connaissances et le peu de cas que l’on fait pour le patrimoine. À l’évidence, il n’y a pas de maîtrise de ce que signifie le patrimoine, sa mise en valeur, sa présence », tranche Lucie K. Morisset.

Que la ministre de la Culture voie d’un bon oeil l’idée de se délester, de manière aussi précipitée, d’un bâtiment aussi important montre le peu de connaissances et le peu de cas que l’on fait pour le patrimoine. À l’évidence, il n’y a pas de maîtrise de ce que signifie le patrimoine, sa mise en valeur, sa présence.

 

L’ancien président de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ) André Bourassa abonde dans le même sens. « Ce qu’on dit ne pas pouvoir faire pour la Maison Chevalier, on entend le faire ailleurs ! Si on n’est pas capable de rien faire, de rien penser pour la Maison Chevalier, c’est un bien mauvais message. »

« Cette vente, injustifiée, représente un immense paradoxe quand on dit vouloir par ailleurs défendre le patrimoine québécois. D’autant plus que ce gouvernement se réclame plus ou moins de Maurice Duplessis, ajoute Lucie K. Morisset. Les Espaces bleus, c’est comme si le gouvernement avait lancé une chaîne d’épiceries, un projet commercial plus qu’une réflexion en rapport aux biens communs. »

Loin de la sobriété

 

Les interventions dans des espaces patrimoniaux, malgré leurs prétentions en faveur d’une préservation, peuvent s’avérer destructrices. À Percé, sur les hauteurs spectaculaires du cap Canon, qui domine le célèbre rocher, la villa Frederick-James deviendra l’un des Espaces bleus annoncés par le gouvernement. Cette maison exceptionnelle de 1887, construite par le peintre américain, est menacée d’être avalée par la mer. Avec ses savants ornements de bois, cette demeure anglaise de style néo-Queen Anne est située à 4 mètres seulement de la falaise. Au rythme actuel où progresse l’érosion, la maison pourrait être emportée en 2042, montre une étude.

Pour transformer cette somptueuse maison à l’abandon en Espace bleu, il faudra d’abord la déplacer. Puis, pour qu’elle puisse supporter un usage muséal intensif auquel on la destine, des volumes supplémentaires sont prévus au-dessous, avec l’ajout d’un ascenseur. Des espaces de stationnement et des voies d’accès à la demeure principale, mies en lien avec un bâtiment supplémentaire, aménagé en contrebas, risquent d’altérer au final de façon importante un des paysages les plus célèbres du Québec.

« Le programme prévu pour lesEspaces bleus est trop gros pour le bâtiment », constate Lisa-Marie Gagnon, adjointe au développement du patrimoine immobilier pour la Ville de Percé. « On peut avoir l’impression que c’est vouloir entrer un carré dans un cercle, mais je fais confiance aux professionnels qui travaillent au dossier. Cette pointe, ce paysage sont emblématiques pour le Québec ; il faut y agir en toute sensibilité. On a la chance que le bâtiment soit pris en charge. »

Un fragile équilibre

 

La Ville de Percé regrette d’être peu impliquée dans le projet, mais espère en tirer profit. Elle a tout de mêmeconfiance dans les responsables du gouvernement. « Il le faut bien », affirme Mme Gagnon. « Ce n’est pas un projet porté par la Ville de Percé. On aimerait être impliqués davantage. Tout ce qui se passe sur notre territoire nous tient à cœur. La villa, c’est un joyau. Il y a possibilité de créer un magnifique précédent en matière de patrimoine, et on a du chemin à rattraper au Québec comme collectivité. »

Il existe un « équilibre à trouver entre la préservation du patrimoine et les nouveaux usages qui les gardent vivants, mais qui réclament des mises aux normes », croit Percé. Installer des gicleurs ou encore des accès universels inflige des stigmates irrémédiables à ces bâtiments.

À Québec, le Petit Séminaire va constituer la tête de pont du réseau des Espaces bleus. Là aussi, les interventions qui devront être faites selon des normes muséales particulières vont altérer les lieux.

Le Devoir a constaté que des travaux ont déjà débuté pour défoncer la façade du pavillon Camille-Roy donnant sur le stationnement. Ce sera là une nouvelle entrée. On creuse par ailleurs jusqu’au roc qui soutient cet ancien bâtiment, entre autres pour permettre à terme l’aménagement de rampes d’accès. Des espaces intérieurs, pourtant tout juste restaurés, sont à nouveau sous le coup d’un chantier. En effet, la salle des Promotions du Séminaire de Québec, avec tout son apparat de style Second Empire, avait déjà bénéficié d’une restauration à grands frais. Or, « la mise aux normes » que commandent les Espaces bleus implique que plusieurs des travaux tout juste effectués sur le Séminaire doivent être reconsidérés.

« Au lieu de dire que les “normes l’exigent” et de s’y soumettre, suggère André Bourassa, il faut avoir le bon sens de les remettre en question ! C’est comme si, au Québec, on n’était pas capables de travailler sans toujours tout casser, comme si on ignorait les qualités profondes de la sobriété. »

Trop complexe

 

« La question des gicleurs dans un cadre muséal peut entraîner plus de risques que d’avantages », affirme l’ancien président de l’OAQ. « Il est certain que si vous faites appel à une firme spécialisée, elle va vous dire que le code est à respecter à la lettre. Mais le code ne tombe pas du ciel ! Peut-on s’arrêter deux minutes et se poser des questions ? Est-ce qu’on pourrait en arriver aux mêmes fins avec des interventions différentes ? Pour ne parler que de la question des gicleurs, il y a d’autres systèmes de protection. En Europe, cela se voit. Cependant, il faut de la volonté. De la réflexion aussi, autant que de la finesse et de la subtilité. »

Ce ne sont pas les qualités de sobriété qui sont mises en avant dans ces projets d’État, regrette-t-il. « Les Espaces bleus du gouvernement, ça ne fera pas des enfants forts ! On va dépenser des sommes folles qui ne sont pas nécessaires, parce qu’on en est encore dans cette logique où il faut impressionner, éblouir. Ce n’est pas le temps de Louis XIV, mais pas loin ! C’est l’esbroufe qui gagne. La sobriété n’est pas au programme de gouvernements qui n’ont aucune connaissance en matière de bâtiment. On ne semble pas comprendre qu’il existe, en Europe par exemple, des lieux qui demandent [à ce qu’on] adapte des façons de faire, qui ne doivent pas être figées. »

Qu’est-ce qui a priori fait défaut dans ces projets selon lui ? « Des échéanciers raisonnables et une juste planification des besoins. Chaque bâtiment doit d’abord être étudié pour ce qu’il est. »

À tout casser

 

Il est certain que l’aménagement en musée d’une structure industrielle de béton, comme c’est le cas pour l’Espace bleu prévu à Magog dans les anciens bâtiments d’une industrie textile, pose moins de difficultés que celui d’une structure de bois comme à Gaspé.

À Baie-Saint-Paul, la Maison mère, l’ancien couvent où doit s’installer l’Espace bleu local, laisse aussi entrevoir de lourdes interventions.

Le danger d’un tel projet muséalglobal, propulsé à grande vitesse, est de croire qu’on peut faire entrer partout un programme d’exposition similaire plutôt que d’adapter celui-ci aux lieux, croient des spécialistes. « Par le passé, on a laissé démolir beaucoup de bâtiments, des couvents par exemple, parce qu’on disait qu’ils devaient répondre à ceci ou cela en matière d’aménagement et que c’était trop compliqué, explique André Bourassa. Là, on demande à des bâtiments anciens d’être l’équivalent de nouveaux ! »

« C’est certain que si on fait affaire avec une firme spécialisée, qui ne fait qu’appliquer le Code du bâtiment, on va frapper un mur en matière de préservation du patrimoine, croit l’ancien président de l’OAQ. Mais est-ce qu’on peut enfin être assez intelligents pour se poser des questions ? Il y a différentes façons d’aménager des lieux, différentes façons de les protéger aussi. Il faut de la volonté politique pour cela. Et il n’y en a pas. Tout casser pour réaliser des Espaces bleus ne va en rien aider à la préservation du patrimoine. »

M. Bourassa affirme s’être amusé à évaluer la formation et l’expérience des 125 élus québécois en matière de bâtiment. « Dans tous les partis, c’est lamentable. Il n’y a pas cinq élus québécois qui possèdent une expérience, même minime, en matière de bâtiment. » Ce qui explique, au moins en partie dit-il, le peu de résultats satisfaisants en matière de préservation et de mise en valeur du patrimoine. « Pas étonnant qu’on score si peu en matière de patrimoine et qu’on soit pris dans un lot d’inepties ! »

Avec Catherine Lalonde et Dave Noël

 

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