Virtuose pour cordes et trauma

Rémy Bélanger de Beauport revient en musique, un an après l’attaque au katana du Vieux-Québec.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Rémy Bélanger de Beauport revient en musique, un an après l’attaque au katana du Vieux-Québec.

Le violoncelliste, pianiste, improvisateur et compositeur Rémy Bélanger de Beauport revient en musique. Et revient de loin. Le 31 octobre dernier, il était des cinq blessés de l’attaque au katana du Vieux-Québec. Un an plus tard, un bout de pouce en moins, M. Bélanger de Beauport signe LAEMA, une composition pour le quatuor à cordes Bozzini, un ventilateur et deux couteaux à beurre. Conversation longue sur la musique, le corps, leurs possibilités.

« Tout ce que j’ai fait avant s’interprète maintenant selon le 31 octobre. Tout ce que je ferai après aussi. » Rémy Bélanger de Beauport est conscient du poids de son histoire, de l’impact qu’elle a sur les autres. « Je peux faire semblant que rien n’est arrivé — c’est une partie de ma vie, [pas] la majorité, parce que tout le monde n’est pas au courant, loin de là. »

« Et j’ai le choix de m’en servir artistiquement, explicitement ou pas. J’ai un nouvel instrument », illustre le musicien. « J’ai le violoncelle, le piano, ma pratique en art  performance, mon intérêt pour la poésie. Pis là, j’ai le trauma. C’est nouveau dans ma vie, faque je ne sais pas tout à fait bien m’en servir. Tout le monde voit que j’ai le trauma, que je le tiens [comme un violon]. »

Prenez LAEMA, que Le Devoir a pu entendre en studio. Les puissants unissons volontairement faux créent, dès le début de la pièce, une impression d’urgence et un effet angoissant persistant. Un couteau tombe au sol, et deux fois plutôt qu’une. Et un des quatre matériaux musicaux qu’y tisse et retisse M. Bélanger de Beauport est « l’électrostimulation ».

« J’ai eu ça en physio. Ils mettent [des électrodes] pour stimuler des muscles dans le dos qui avaient été, disons-le, sectionnés. Ça envoie une petite décharge électrique de cinq secondes ; ça arrête 10 secondes. C’est juste assez long, ces 10 secondes de repos, pour que tu ne sois pas capable de prévoir quand la décharge électrique va rembarquer. J’avais prévenu la physio que j’allais faire une toune avec ça : c’est juste le timing parfait… » sourit cet obsédé des proportions et du temps.

La partition la plus longue…

La partition de 66 pages qu’a reçue le quatuor Bozzini est « la plus longue et la plus précise qu’on a jamais reçue », a souligné, sourire en coin, le violoniste Clemens Merkel. Une partition pas traditionnelle, sinon pour de courtes insertions, et qui tient quasiment plus de la notation chorégraphique. Ce sont autant des tâches, à exécuter top chrono, que des notes à jouer que le compositeur donne aux interprètes.

« Techniquement, mon langage au violoncelle, développé depuis des années, est fait d’affaires qui ne s’écrivent pas, basées sur le corps pis sur le mouvement, la respiration. Ça s’exprime difficilement, et en même temps, c’est vraiment satisfaisant quand on s’en approche. » Il poursuit : « En musique, la virtuosité, historiquement, c’est d’être capable de torcher vite. C’est la technique », réfléchit M. Bélanger de Beauport. « Ce que je demande à Bozzini, c’est une virtuosité de présence : faire juste une note ici, une autre deux secondes plus tard, et que chacune soit juste in-cro-ya-ble. Ça, ça vient de la performance. »

« Quand Isabelle [Bozzini, violoncelliste] se tape l’électrostimulation, j’entends mon son. Je m’entends à travers elle. Au travers de chacun d’eux. Ça, c’est drôle, s’entendre sans jouer. » Le son qui lui est propre : celui qu’il a développé entre Montréal, Rimouski, Berlin et Québec par des années de pratique, d’improvisations, de prestations, de collaborations, de réinterprétations personnalisées de performances de Charlotte Moorman — une de ses grandes inspirations, avec William Burroughs, et Joëlle Léandre, et le mouvement Fluxus, et…

Son son que lui, maintenant, n’arrive pas encore à rejouer.

« J’arrive semi à tenir l’archet. Je le vire de bord, en tous sens. » Il s’est mis à jouer du thérémine. Toute la main agit, pas besoin des doigts. Il rejoue du piano tous les jours ; il a recommencé dès son passage au centre de réadaptation. Le 14 octobre, il fera une improvisation au violoncelle en duo avec Jean-François Laporte. « Je ne suis pas très bon ces temps-ci, mais c’est pas grave. » Il en est, dit-il, à désapprendre sa technique en attendant deux opérations : une à l’épaule —pour ôter une plaque de métal et des vis qui accrochent dans les muscles — ; l’autre, longue, à la main droite, une main essentielle à la musique.

Respirer, réanalyser

 

C’est quoi, désapprendre sa technique ? « Tout réanalyser. Je recommence à faire une corde ouverte. Comme ma musique est basée sur le corps, c’est toujours “expiration = tirer l’archet”. Là, je suis assez stiff, moi qui d’habitude suis vraiment lousse. Je retiens beaucoup d’affaires qui ne tiennent pas par elles-mêmes, sinon ça va faire mal. Comment je peux faire maintenant pour connecter la respiration avec le geste ? Si j’ai ça, j’ai ma base : après, je peux jouer sur la respiration, donc jouer sur le geste, donc jouer sur la musique, et tout s’enchaîne. »

Rémy Bélanger de Beauport n’est pas en deuil de sa technique perdue. À l’urgence, quelque part entre le 31 octobre et le 2 novembre 2020, intubé, médicamenté, sortant des vapes, « je me suis posé la question tout de suite : mettons que ma main marche plus du tout ? Mettons que mon bras marche plus — j’ai quand même les deux omoplates fendues en deux, tu sais, je n’ai pas pu lever les bras pendant des mois… — est-ce que je reste musicien pareil ? Pis j’ai décidé que oui. »

Déjà, il peut composer. Il entame un cinquième cycle d’études au Conservatoire de Québec, qui accueille pour la première fois ce niveau en composition.

Déjà, il peut diriger : la semaine prochaine, 30 musiciens de l'EMIQ Ensemble de musique improvisée de Québec le suivront pour un concerto grosso pas répété du tout, où le trio MMV2005 sera le groupe soliste invité, et responsable du concertino.

Du rock et des couteaux à beurre

« J’ai déjà fait avant de la “musique de cerveau” avec une artiste en arts visuels et chercheuse ; j’avais des électrodes tout le tour de la tête et je contrôlais le son par ma pensée. À l’hôpital, je me suis revu faire ça : je vais toujours pouvoir le faire. Un coup que t’as décidé ça, tout ce que tu récupères, c’est du plus. À un moment, j’ai été capable de lever mon bras pis de le rendre au clavier : c’est du plus. Après, j’ai eu accès au petit doigt droit, il s’est remis à bouger : c’est du plus. Depuis quelques jours, je recommence à avoir des sensations dans le flanc droit, où je ne sentais plus rien : c’est du plus. »

Douze heures de physiothérapie par semaine sont de sa routine de récupération. Lourd ? « Non. Quand tu manques de crever, après, s’emmerder, c’est un luxe. J’ai eu l’impression pendant longtemps d’être devenu immunisé au sentiment dépressif. Là, peut-être que ça va revenir : c’est quand même humain… »

« On m’a dit que je ne récupérerais pas tout. Je n’y croirai pas tant que je serai pas rendu au fil d’arrivée. Déjà, là, j’ai dépassé toutes les attentes. Et j’ai des attentes plus hautes. » Qu’est-ce qui a le plus changé pour lui ? « Cette question, moi, c’est impossible d’y répondre pour l’instant. Peut-être une chose… Tu sais, quand tu fais l’expérience de quasiment mourir… Ben maintenant, je ne suis gêné d’aucune de mes idées. La pièce pour l’Ensemble SuperMusique [créée le 3 octobre à Montréal], [quand] ça commence, c’est une toune rock. Je pense qu’avant, je me serais dit [que] “ma première pièce pour SuperMusique, c’est un moment charnière pour ma carrière”, et j’aurais voulu faire [quelque chose de] vraiment raffiné. Pis là, ben, j’ai plutôt eu cette idée d’un genre de riff de rock. Pis fuck, je le fais ! »

Même chose pour le ventilateur, instrument ajouté à la violoniste Alissa Cheung pour LAEMA. « C’est une référence hyperpersonnelle : pendant des semaines, j’avais un ventilateur avec moi 24 heures sur 24 pour avoir de la chaleur autour de mon doigt [réimplanté]. Avec la pandémie, ça prend un autre sens : ça va souffler l’air de la scène dans le public, c’est comme une attaque biohazard [biologique] ! » dit-il en rigolant. « J’aime vraiment la polysémie de ce truc neutre : “partir le ventilateur”. C’est comme le couteau… »

Fractales

 

Un couteau qui tombe sur une scène, quand on a été victime d’une attaque au katana ? « J’ai demandé spécifiquement un couteau à beurre. Ce n’est pas une grosse lame. Ça, ça viendra plus tard. » Vraiment ? « Pas le choix. »

Et l’appropriation culturelle ? « Moi, j’ai le droit ; il est rentré en moi, le katana. J’ai eu un processus à faire face à cet objet-là. Je suis allé voir des photos. OK. J’ai regardé combien ça coûte. Une couple de semaines plus tard, j’ai écouté des sons d’épée et de katana. Je me suis dit que je pourrais mettre ça dans une toune à un moment donné. Graduellement, je me suis désensibilisé. »

Retour à Læma,à Bozzini. « La pièce est comme une fractale, tu sais c’est quoi ? » Silence. « Je vais essayer de te le faire feeler », poursuit l’ancien prof de maths. « Imagine que je dessine la silhouette d’une maison en quatre traits : [un vertical pour faire le mur, deux obliques pour faire le toit, une dernière ligne verticale pour l’autre mur.] Je vais prendre chacun des quatre traits, et je vais le remplacer par le dessin de la maison. Et again. » Chacune des cinq sections de la pièce est construite comme l’ensemble. « Tout y est la même chose, du microscopique ou macroscopique. »

« J’ai jamais fait de quoi d’aussi complexe, dans le côté fractal, dans la réflexion sur les rencontres de matériaux musicaux, la vie, le mouvement. Je continue à avancer. Là-dessus, j’ai rien perdu, j’ai l’impression même que j’ai gagné full… » Gagné quoi ? « Du focus. De la concentration. Oui, il y a une cassure dans mon parcours, mais c’est pas une grosse cassure. Les choses se concrétisent. C’est hot. C’est l’fun. »

Dans quelques jours, ce sera le 31 octobre. Un an tout rond. Un an après. « Tu sais, dans les films, quand une personne se fait fesser sur la tête, le son coupe… J’ai pas vécu ça. Pour moi, ç’a tout de suite été un film d’action. Ç’a pris cinq minutes, et c’était moi le héros, en quelque sorte. » Ce qui fait qu’il s’en sort sans choc post-traumatique, selon son psy. « Je sais que chaque victime a vécu ça à sa façon. C’est pas du tout prescriptif quand je parle de ce que j’ai vécu. C’est juste de même que moi je l’ai vécu, that’s it. C’était des réflexes que j’avais. J’ai été chanceux que ce soit les bons. Je pense que personne ne peut faire de choix [dans des circonstances de ce genre]. »

 

Laema

De Rémy Bélanger de Beauport, pour et par le Quatuor Bozzini (Stéphanie Bozzini, Alissa Cheung, Clemens Merkel, Isabelle Bozzini)​. Dans le cadre de Québec musiques parallèles, en programme double ou triple, le 10 octobre à la coop de solidarité Paradis à Rimouski, le 15 octobre à l’édifice Wilder à Montréal, le 16 octobre à Méduse à Québec.



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