«Je ne voulais pas y laisser ma peau»: des travailleurs agricoles quittent leur emploi avant la fin de la saison

Une quinzaine de travailleurs agricoles mexicains et guatémaltèques de la ferme maraîchère Les Entreprises Pitre, située dans les Hautes-Laurentides, ont plié bagage ces dernières semaines, avant la fin de leur contrat. Ils se disent « épuisés et déçus » de leurs conditions de travail.

Environ 10 d’entre eux sont rentrés au bercail avec l’accord de l’employeur, et 6 autres sont partis sans laisser de traces, confirme Jonathan Pitre, copropriétaire de la ferme qui emploie 198 travailleurs étrangers temporaires cette année.

Au total, Le Devoir a obtenu le témoignage de 23 travailleurs. Plusieurs d’entre eux sont déjà rentrés au Guatemala ou au Mexique. Tous ont demandé l’anonymat par crainte de représailles.

J’ai encore mal au ventre, je suis anxieux et j’ai souvent envie de pleurer

« Parfois, on rentrait à 4 h [du matin] et on finissait vers 23 h. On ne dormait pas assez et on avait seulement 30 minutes pour dîner. On mangeait souvent nos repas froids. Ça suffit, je ne voulais pas y laisser ma peau », a signalé un des travailleurs qui a récemment quitté la ferme, manifestement ébranlé, au téléphone. « J’ai encore mal au ventre, je suis anxieux et j’ai souvent envie de pleurer. »

« Les patrons ont acheté de nouvelles machines qui nous forcent à couper les fraises plus vite, mais nous ne pouvons pas bien travailler dans ces conditions. Nous avons arrêté les machines plusieurs fois cet été pour que les patrons nous écoutent », a exprimé un autre, qui était à l’emploi de la ferme Pitre pour une deuxième saison.

Les talons de paie de plusieurs ouvriers confirment que des quinzaines de travail de 178 à 200 heures ont été effectuées l’été dernier.

« C’est vrai qu’ils ont fait beaucoup d’heures pendant les semaines de canicule, mais on leur a payé le souper une dizaine de fois pour qu’ils restent. On avait des factures de 2000 $ à 3000 $ par soir. Ça a été difficile pour tout le monde : nous avons travaillé autant que nos employés, et maintenant qu’il y a moins de travail, plusieurs demandent plus d’heures », se défend Jonathan Pitre.

Son frère, Jérémy Pitre, précise que les quarts de travail doubles se font toujours sur une base volontaire.

 

Pour lui, le problème vient de la sélection des travailleurs, qui est actuellement effectuée par la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME). « Nous avons eu une croissance très rapide qui nous a permis de passer de 6 à 198 travailleurs en quatre ans. Mais actuellement, plus de la moitié n’aiment pas travailler dans la fraise. Ils trouvent ça dur : ils sont chauffeurs de taxi, concierges ou autre dans leurs pays. Nous étions censés aller les recruter nous-mêmes, mais ça n’a pas été possible en raison de la COVID-19. »

« J’ai dit à mes travailleurs que chez nous, ce n’est pas une prison. S’ils ne sont pas bien, ils ont le choix de rentrer chez eux ou d’aller dans une autre ferme. Je n’oblige personne à y rester », a ajouté Jonathan Pitre. « La fuite des travailleurs semble être une tendance partout au Québec, pas seulement chez nous. On ne sait pas où ils vont », a-t-il dit, affirmant que ceux partis ces dernières semaines causaient des problèmes à la ferme.

S’ils ne sont pas bien, ils ont le choix de rentrer chez eux ou d’aller dans une autre ferme. Je n’oblige personne à y rester.

« Nous sommes nombreux à vouloir rentrer chez nous ou changer de ferme, mais nous n’osons pas parler, car nous craignons de ne pas être rappelés pour aller travailler dans une autre ferme l’an prochain », a déclaré un travailleur à l’emploi de la ferme Pitre depuis le printemps dernier. « La plupart des Guatémaltèques ici sont des Autochtones et n’osent pas revendiquer leurs droits. »

Le directeur général de FERME, Fernando Borja, affirme de son côté que les travailleurs qui dénoncent leurs conditions de travail ou qui portent plainte contre leur employeur sont affectés l’année suivante à une autre ferme.

Surpopulation et manque d’équipement

« On surnomme cette ferme “le cachot” », raconte un travailleur employé à la ferme Pitre depuis juin. « On est trop nombreux dans la maison, on doit souvent attendre notre tour pour cuisiner, car plusieurs poêles ne fonctionnent pas. On n’a pas non plus d’espace pour nos effets personnels dans notre chambre. »

L’employeur dit respecter et même dépasser les normes gouvernementales, mais indique son intention de réduire le nombre de travailleurs par chambre de quatre à deux, l’an prochain.

Plusieurs travailleurs affirment aussi avoir dépensé quelques centaines de dollars pour se procurer des bottes ainsi que des outils de travail et de cuisine. « On fournissait la vaisselle et des ciseaux pour la coupe du stolon de la fraise auparavant, mais les outils disparaissaient ou étaient jetés aux poubelles », a répondu Jonathan Pitre.

La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) exige que l’employeur fournisse l’équipement de travail gratuitement aux travailleurs payés au salaire minimum, ce qui est le cas de ceux qui ont fourni des talons de paie au Devoir.

Des visites des autorités

 

« L’entassement dans les chambres pour quatre travailleurs, où l’on trouve des lits superposés dans un espace réduit, nous inquiète, car c’est inadéquat pour leur protection en temps de COVID-19 », a indiqué Felipe González Lugo, responsable de la protection consulaire et du Programme des travailleurs agricoles saisonniers du Consulat général du Mexique à Montréal. Il a visité les lieux le 27 septembre.

M. González soutient que la plupart des travailleurs rencontrés sont à l’emploi de l’entreprise pour la première fois et ont exprimé leur souhait de ne pas y retourner.

Plusieurs travailleurs ont indiqué au Devoir ne pas avoir osé parler ouvertement au consulat par crainte de représailles puisque leurs employeurs se trouvaient à proximité lors des rencontres.

« Les travailleurs décident de partir de chez eux ou de prendre la fuite, car ils ne sont plus capables d’endurer la violation de leurs droits », affirme Michel Pilon, directeur général du Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec.

Il indique avoir obtenu jusqu’à présent 12 mandats de travailleurs des Entreprises Pitre pour déposer des plaintes auprès d’Emploi et Développement social Canada et de la CNESST.

Le directeur général de FERME s’est aussi rendu chez l’employeur en compagnie des représentants du Consulat général du Guatemala à Montréal, fin septembre. « Tout semblait en ordre, nous n’avons constaté aucun problème », a-t-il déclaré au Devoir. « Nous n’avons pas reçu de plaintes sur place, les travailleurs avaient l’air contents de travailler. »

Ingrid Francœur, directrice du Centre d’emploi agricole Outaouais-Laurentides, qui épaule les producteurs agricoles en matière de santé et sécurité au travail, n’a pas rappelé Le Devoir, mais dans un courriel envoyé au journal le 29 septembre, elle s’est dite étonnée des allégations à l’endroit de la ferme. « Les frères Pitre ont réellement à cœur le bien-être de leurs travailleurs et sont proactifs dans leur gestion des ressources humaines », peut-on lire.

À la suite de notre entretien avec les frères Pitre, quatre travailleurs de la ferme ont contacté Le Devoir pour se porter à leur défense : ils assurent être satisfaits de leurs conditions de travail et être reconnaissants des efforts que font les patrons pour organiser des sorties et leur fournir des repas à l’occasion.


Une version précédente de ce texte, qui attribuait à Jérémy Pitre les deux citations du dixième paragraphe, a été corrigée.

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