130 fois moins d’audiences en français qu’en anglais au Tribunal de l’aide sociale de l’Ontario

Le Tribunal de l’aide sociale permet aux Ontariens à qui l’on a refusé cette aide de dernier recours de faire appel de la décision dans la langue de leur choix.
Photo: iStock Le Tribunal de l’aide sociale permet aux Ontariens à qui l’on a refusé cette aide de dernier recours de faire appel de la décision dans la langue de leur choix.

Ces cinq dernières années, seulement 271 des 35 573 audiences du Tribunal de l’aide sociale de l’Ontario, l’un des quatorze tribunaux administratifs de la province, ont été tenues en français. Bien que les francophones représentent 4,7 % de la population ontarienne, seulement 0,76 % des audiences ont donc été faites dans la langue de Molière entre 2015 et 2020.

Le Tribunal de l’aide sociale permet aux Ontariens à qui l’on a refusé cette aide de dernier recours de faire appel de la décision dans la langue de leur choix. Une personne peut aussi faire appel en anglais, puis demander une audience en français, ce qui signifie que le nombre de demandes initialement formulées en français est possiblement plus faible que 271, selon Tribunaux décisionnels Ontario.

0,76%
C’est la proportion des audiences qui ont été faites en français devant le Tribunal de l’aide sociale de l’Ontario, l’un des quatorze tribunaux administratifs de la province, entre 2015 et 2020.

Depuis 2005, près de 200 appels ont été déposés en français par la Clinique juridique de Prescott et Russell.

Selon Me Pierre-Étienne Daignault, l’avocat-directeur de cette clinique de l’Est ontarien, le déséquilibre entre les demandes en français et celles en anglais s’explique entre autres par le fait que des avocats encouragent leurs clients francophones à faire appel en anglais pour obtenir une audience plus rapidement.

Anne Levesque, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, confirme la technique. « Il faut aussi être stratégique : si quelqu’un qui n’a pas de revenu est en train de contester une décision [et qu’il doit choisir] entre un délai d’un mois et un délai de quatre mois, c’est clair que je vais lui conseiller de faire appel en anglais si c’est plus rapide, dit-elle. Pour les clients, c’est une question de survie. »


 
 

Pauline Faubert, une ancienne arbitre du Tribunal de l’aide sociale, affirme de son côté que bien des gens qui déposaient des appels dans le sud-ouest de la province, où elle travaillait, étaient bilingues, mais réclamaient des audiences en anglais. « Il se peut qu’ils ne soient même pas au courant du fait que le tribunal offre des services en français », note-t-elle.

Cercle vicieux

 

Selon la directrice générale par intérim de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario, Alexandra Waite, les occasions d’obtenir une audience en français dans certains tribunaux sont limitées puisque les tribunaux ont des horaires fixes pour les audiences bilingues. « J’ai entendu parler de certains tribunaux où on entendait seulement les causes en français à un moment précis, comme le troisième jeudi du mois », raconte-t-elle.

« Dans les autres tribunaux, il faut soumettre une demande le plus tôt possible, et bien avant l’audience, pour faire entendre son dossier par un membre bilingue », poursuit-elle. Le dépôt d’appels en anglais peut créer un cercle vicieux, souligne la professeure Levesque. « Il n’y a pas de services en français, donc on encourage nos clients à ne pas faire appel en français. Donc là, le Tribunal pense : “Il n’y a pas de demande pour des services en français, donc on ne va pas en offrir.” »

Il faut aussi être stratégique : si quelqu’un qui n’a pas de revenu est en train de contester une décision [et qu’il doit choisir] entre un délai d’un mois et un délai de quatre mois, c’est clair que je vais lui conseiller de faire appel en anglais si c’est plus rapide. Pour les clients, c’est une question de survie.

Suggérer d’opter pour une langue ou une autre pour des considérations stratégiques est aussi un terrain glissant pour les avocats et parajuristes francophones, puisque le code de déontologie du Barreau de l’Ontario indique clairement que le choix de la langue de traitement « revient au client et non à l’avocat ». « Le Barreau répond à ce genre de problème si les clients s’en plaignent », note d’ailleurs Geneviève Proulx, conseillère aux services en français du Barreau de l’Ontario.

Selon Alexandra Waite, il n’y a pas encore eu de procédures disciplinaires au Tribunal du Barreau pour des questions linguistiques. Des plaintes sont par contre parfois formulées. En juin dernier, par exemple, la professeure Agnès Whitfield, de l’Université York, a porté plainte contre quatre avocats unilingues anglais qui ont accepté de représenter leur client dans le cadre d’une cause bilingue. « J’espère évidemment que le Barreau va sanctionner ces avocats et avocates pour cette hostilité indigne au français », a écrit la professeure dans une lettre adressée à la trésorière du Barreau.

Le Barreau de l’Ontario n’a pas voulu spéculer sur les conséquences possibles pour un avocat qui choisit de faire appel en anglais pour son client francophone. Questionné sur les raisons qui pourraient expliquer le faible nombre d’appels en français au Tribunal de l’aide sociale, le ministère du Procureur général, lui, n’a pas voulu commenter.


Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.​

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