«Je me sens comme si on me jetait après m’avoir brisé»: pour Rudy Samayoa, il est minuit moins une

C’est en travaillant pour Viandes Lacroix, à Saint-Hyacinthe, que Rudy Samayoa affirme avoir développé ce type d’inflammation aux deux mains.
Photo: Adil Boukind Le Devoir C’est en travaillant pour Viandes Lacroix, à Saint-Hyacinthe, que Rudy Samayoa affirme avoir développé ce type d’inflammation aux deux mains.

Il est minuit moins une pour Rudy Samayoa. En attente d’une deuxième chirurgie à la main gauche pour soigner une ténosynovite (une forme de tendinite), il lui reste moins d’une semaine avant de devoir repartir — sans tous les soins auxquels il a droit — dans son pays d’origine, le Guatemala.

Son employeur n’a pas renouvelé son contrat, et le fédéral a refusé à deux reprises de lui octroyer un permis ouvert qui lui aurait permis de rester.

C’est en travaillant pour Viandes Lacroix, à Saint-Hyacinthe, une usine dont le premier actionnaire est Exceldor et qui produit notamment des viandes à fondue, qu’il affirme avoir développé ce type d’inflammation aux deux mains. La ténosynovite crée des limitations à la mobilité des doigts. Son poste consistait à dégraisser des morceaux de porc ou de bœuf, souvent congelés, à l’aide d’un appareil s’apparentant à un rasoir rotatif. « C’est un travail rapide, en continu », résume-t-il.

Selon lui, ce sont ces mouvements répétitifs qui sont à l’origine de l’inflammation et des douleurs qu’il a commencé à ressentir au mois de juin 2020. « Je me réveillais le matin et je devais mettre mes mains sous l’eau froide pour pouvoir commencer à bouger mes doigts. J’ai demandé à être changé de poste, car je n’avais plus de force dans les mains », relate-t-il.

M. Samayoa a d’abord subi une opération pour la même raison à la main droite le 14 octobre 2020, mais sa maladie professionnelle n’avait alors pas été déclarée à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Photo: Adil Boukind Le Devoir

La CNESST a reconnu le 25 juin dernier qu’il s’agissait d’une lésion professionnelle. Il existe dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles une présomption qu’une ténosynovite est une maladie professionnelle lorsque le travail exercé comporte des mouvements répétitifs.

L’entreprise avait d’abord contesté cette lecture de la situation, plaidant qu’il s’agissait « d’une condition personnelle préexistante » dans une lettre transmise à la CNESST et obtenue par Le Devoir.

Impossible de savoir si Viandes Lacroix maintient cette version des faits. « Quant à vos questions portant sur le détail d’une situation médicale d’un de nos travailleurs, Viandes Lacroix est tout aussi soucieux de préserver la confidentialité des dossiers personnels de ses travailleurs », a indiqué un conseiller en ressources humaines et en prévention de l’entreprise.

L’employeur n’a pas renouvelé le contrat de Rudy Samayoa en juin 2021, contrairement aux sept années précédentes. « [Les contrats de] mes collègues avec qui je travaillais côte à côte ont tous été renouvelés, et je sais que l’entreprise a besoin de travailleurs, je le vois tous les jours », dit-il. Il s’agit selon lui de représailles après sa réclamation à la CNESST.

Chez Viandes Lacroix, on estime plutôt qu’il s’agit d’une « entente de fin d’emploi » dont les détails « sont confidentiels », a indiqué un conseiller en ressources humaines.

La loi stipule qu’un employeur ne peut pas congédier un travailleur parce qu’il a été victime d’une lésion professionnelle, mais les allégations de M. Samayoa n’ont pas encore été prouvées, même si une plainte vient d’être déposée en ce sens avec le soutien du Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ). Il faut généralement de 18 à 24 mois pour examiner et régler ce type de plainte, et elle pourrait donc n’être entendue qu’après son départ.

Cul-de-sac administratif

 

Le père de famille de 37 ans se présente comme le visage — ou plutôt les mains — de la pénurie de main-d’œuvre. Grâce à des contrats réguliers de 8 à 12 mois par année, il a passé la majorité des 12 dernières années au Québec plutôt qu’au Guatemala. « J’ai toujours payé mes impôts », dit-il, mais il craint maintenant d’avoir perdu la possibilité de retrouver ce genre de contrat ici.

Les travailleurs étrangers temporaires comme Rudy Samayoa dépendent entièrement de leur lien d’emploi pour pouvoir rester sur le territoire canadien : ils arrivent munis de permis « fermés » et peuvent seulement travailler pour l’employeur qui y figure.

Le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a toutefois mis sur pied en 2019 le « programme de permis ouverts pour les travailleurs vulnérables », mais ses deux demandes ont été refusées.

Ce permis ouvert lui aurait donné le temps d’être opéré et la possibilité de trouver un autre employeur. IRCC a jugé que M. Samayoa n’a pas démontré qu’il était victime de violence : la définition de « travailleur vulnérable » dans ce nouveau programme est en effet limitée aux victimes de violence physique, sexuelle ou psychologique ou encore d’extorsion financière.

« C’est une interprétation tellement restrictive », exprime Michel Pilon, coordonnateur du Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ).

Sa colère ne s’apaise pas : « Comment est-il supposé faire valoir ses droits au travail si on le renvoie chez lui ? On lui a scrappé [abîmé] les deux mains, et maintenant l’employeur fait tout pour le retourner. C’est un déni de justice. »

Je suis arrivée ici sans maladie, j’avais passé tous les examens médicaux. Mais je ne suis déjà plus le même Rudy que quand je suis arrivé.

IRCC renvoie le cas vers la province. « La sécurité au travail est réglementée par le ministère provincial du Travail », a indiqué une relationniste du ministère au Devoir plus tôt cet été.

La CNESST, quant à elle, n’a pas le pouvoir de délivrer de permis de travail.

Son permis de travail fermé devait quant à lui se terminer le 9 juin, mais à cause de ces demandes encore en traitement, il a été prolongé jusqu’au 22 septembre. Dans l’intervalle, Viandes Lacroix a accepté de l’assigner temporairement au secteur de l’expédition, où il prépare des commandes, charge et décharge des palettes et des camions.

« Je me sens comme si on me jetait après m’avoir brisé. Je peux encore très bien travailler, j’ai juste demandé à être changé de poste », expose-t-il.

Pourquoi ce délai ?

Selon des documents transmis à la CNESST — et appuyé par les dires de M. Samayoa — , c’est son employeur qui a traduit les consultations avec un médecin à l’été et l’automne 2020. C’est une pratique plutôt courante pour les travailleurs étrangers parlant peu le français, estime le RATTMAQ. Michel Pilon y voit néanmoins un certain « conflit d’intérêts potentiel ».

Lors des premières consultations en compagnie de son supérieur chez Viandes Lacroix, le Guatémaltèque affirme qu’aucune question sur la nature de son travail ne lui est posée : « Mon employeur m’a dit que c’était génétique. Je ne connaissais pas la CNESST. »

Son employeur a refusé de commenter cet aspect particulier et a de nouveau insisté sur la confidentialité du dossier.

 

Sa première opération se déroule normalement le 14 octobre 2020, mais à cette étape, aucune déclaration de maladie professionnelle n’est faite auprès de la CNESST.

C’est lorsqu’il comprend que son contrat ne sera pas renouvelé, en mars 2021, qu’il contacte pour la première fois le RATTMAQ pour obtenir de l’aide. Le 25 juin 2021, son dossier est admis à la CNESST malgré l’opposition de Viandes Lacroix. Dans cette admission, l’entité provinciale a considéré que le travailleur « ne semble pas avoir été informé que sa condition médicale puisse être en relation avec ses tâches de travail », notamment lors de ses consultations traduites avec un médecin.

Dans une lettre encourageant la CNESST à refuser sa réclamation, l’employeur avait plutôt écrit que son employé ne l’a pas informé que ses douleurs pouvaient être en lien avec le travail. « Donc, nous n’avons aucune déclaration officielle du travailleur jusqu’au moment où il décide de déposer sa réclamation à la CNESST », écrivent les avocats de Viandes Lacroix dans la lettre d’opposition à sa réclamation.

La CNESST considère maintenant que Rudy Samayoa peut exercer son emploi normalement. Le Devoir a pourtant pu consulter un billet de son médecin daté du 26 juillet dernier : « En attente de chirurgie. Doit rester au travail au shipping en attendant », y lit-on.

« Je suis arrivé ici sans maladie, j’avais passé tous les examens médicaux. Mais je ne suis déjà plus le même Rudy que quand je suis arrivé. Je me retrouve sans options et sans protection », conclut l’homme.
 

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