L’alphabétisation pour briser le mur auquel font face les sourds
Collaboration spéciale

Ce texte fait partie du cahier spécial Alphabétisation
Si l’alphabétisation figure en tête des activités de l’Association de l’ouïe de l’Outaouais (ADOO), ce n’est pas à cause de l’ordre alphabétique. « C’est parce que le taux d’analphabétisme chez les personnes sourdes est le double de celui de la population générale », révèle Carole Normand, sa directrice générale.
Sur le plan de l’alphabétisation, la distinction entre « sourds » et « malentendants » n’est pas seulement sémantique. L’écrit est un système de transposition des sons. Les malentendants, qui ont une expérience des sons, ont beaucoup plus de facilité avec l’écrit que les personnes sourdes, pour qui les sons ne signifient rien.
Pour une personne sourde, apprendre à écrire est donc une expérience de haut vol, qui s’apparente à la programmation. « École » n’a pas plus de sens que s’il était écrit 5315135. Et la marche est aussi haute pour une personne qui maîtrise une langue gestuelle. La langue des signes du Québec (LSQ) comporte une grammaire et une syntaxe élaborées, mais plusieurs concepts fondamentaux du français, comme les articles (le, la, les), en sont absents.
« Même les sourds qui savent lire les mots peuvent avoir du mal avec le sens du message », révèle Carole Normand, qui cite le cas d’un atelier d’alphabétisation où elle avait demandé aux participants d’apporter des pots de pilules. « Un participant me lit la posologie : “Prendre un comprimé après le souper.” Je lui demande ensuite quand il prend sa pilule, et il me répond : “Avant de souper”. C’est parce qu’il avait compris : “Prendre un comprimé, après, c’est le souper.” » Cet écart entre reconnaissance des mots et du sens est un problème typique en littératie.
Double barrière
Ce problème de traduction donne une idée des difficultés des personnes sourdes durant les 18 mois de crise sanitaire. La présidente admet que l’ADOO a dû s’y reprendre pour produire un affichage non équivoque sur la distanciation physique que les personnes sourdes pourraient interpréter correctement. « Obtenir un rendez-vous pour un test de dépistage était très compliqué et exigeait du soutien pour la lecture ou pour remplir le formulaire, même quand la personne avait accès à un ordinateur. »
Quant aux points de presse, ils commençaient souvent sans l’interprète LSQ ou bien seules les réponses étaient traduites, pas les questions des journalistes. « On n’était pas là pour jouer à Jeopardy ! » lance Carole Normand, selon qui le sous-titrage n’est pas une bonne solution de rechange. « Ça défile trop vite pour des gens qui ont des problèmes de lecture. »
« Un analphabète entendant qui bloque sur un problème va compenser avec la parole, mais pas l’analphabète sourd, c’est une seconde barrière », explique Denise Read, actrice, metteuse en scène et productrice. « Ça prend l’outil qui rend accessible la communication, la LSQ. »
Sourde de naissance, Denise Read a étudié à l’Université Gallaudet à Washington, qui dessert une clientèle sourde depuis 1864. Elle y a obtenu un diplôme de biologie et un autre en théâtre. Elle travaille également comme formatrice en alphabétisation et comme interprète — elle traduit même des chansons. « C’est une bataille continuelle », dit-elle — ou plutôt « signe-t-elle » par l’entremise de son interprète.
Elle raconte une expérience particulièrement douloureuse alors qu’elle était hospitalisée pour la COVID-19. À cause des règles en vigueur, le personnel lui a retiré son téléphone, qui lui donnait accès aux services d’interprétation en ligne. « Ils me disaient : “Tu sais écrire, écris-nous.” » Malade et n’ayant pas la force d’écrire, elle admet avoir eu peur de mourir seule à l’hôpital. « Il n’y avait aucune communication possible. » Jusqu’à ce qu’une personne de l’ADOO s’aperçoive du problème et lui fournisse une interprète.
Sensibilisation et rencontres
Carole Normand juge scandaleux ce genre de situation à une époque où les technologies de l’information rendent accessible l’interprétation en ligne en quelques minutes. « Ça prend juste un iPad et une connexion wifi, mais ça a l’air très compliqué au CISSSO [Centre intégré de santé et de services sociaux]. »
L’alphabétisation est une partie seulement de la solution pour briser le mur auquel font face les sourds. L’autre moyen serait la sensibilisation et les rencontres. « C’est par le contact que l’on comprend. Pourquoi est-ce que ce ne serait pas une sourde qui donnerait le cours aux entendants ? » demande Denise Read, qui encourage tout le monde à voir le nouveau film Coda, version américaine du grand succès français La famille Bélier.
« L’interprétation ne profite pas seulement à la personne sourde », explique Shulianne Doucet, animatrice en milieu de vie à l’ADOO, qui s’est initiée elle-même à la LSQ en travaillant dans une clinique de l’ouïe durant ses études en éducation spécialisée. Elle encourage tout le monde à apprendre quelques signes pour les lettres, et dire bonjour, s’il vous plaît ou merci. « Même si vous “signez” mal, il n’y a pas une personne sourde qui va vous critiquer. Et puis, la LSQ, c’est très bon pour l’intelligence kinesthésique », termine-t-elle.
Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.