Société - Las Vegas, ville champignon

Depuis 10 ans, Las Vegas s'est métamorphosé, délaissant le tout-au-casino pour se recentrer sur le divertissement. Si l'extravagance et le tape-à-l'oeil restent de mise, les bouleversements que connaît la célèbre ville du Nevada poussent les jeunes et les retraités de partout aux États-Unis à s'y établir, faisant de Las Vegas la municipalité qui grossit le plus vite en Amérique du Nord. Avec à la clé des problèmes qui se multiplient à la même vitesse.

Las Vegas — En débarquant à l'aéroport ultramoderne de Las Vegas, le visiteur est vite trempé dans le bain des spécialités de la ville. Machines à sous qui scintillent dès que l'on sort de l'avion, affiches géantes du Cirque du Soleil, annonces des restaurants et boutiques de luxe... Rien de plus normal ici.

Le seul choc — et tout est fait pour qu'il soit léger — survient à l'extérieur de l'aérogare, dans le taxi qui amène le touriste jusqu'à son hôtel, habituellement situé à 10 minutes de route, puisque l'aéroport est collé sur le centre-ville. C'est que, pour rejoindre le Las Vegas Boulevard et sa démesure, il faut passer par les avenues parallèles, puisque le Strip est congestionné jour et nuit, victime de sa popularité. Par la fenêtre, l'espace de quelques instants, on peut apercevoir l'autre Las Vegas.

À l'ombre des géants de béton de 4000 chambres se profile une classe moyenne américaine propriétaire de petites maisons, souvent sans éclat. Le gazon est inexistant à bien des endroits, brûlé par le soleil, mais surtout assoiffé, puisque l'eau commence à manquer dans cette ville désertique.

C'est l'aspect le plus visible de la disparité de Las Vegas. D'un côté, les gigantesques hôtels et leurs immenses fontaines, leurs dizaines de piscines et leurs chutes artificielles. De l'autre, des résidants qui sont contraints d'économiser l'eau et doivent transformer leur jardin en paysage aride. En remontant vers le nord à partir de l'aéroport, c'est la bien nommée Paradise Road qui sépare les deux univers. À gauche, le clinquant et le luxe; à droite, la vie normale.

«C'est la sécheresse et c'est pire depuis quelque temps, explique Sébastien Fortier, résidant de Las Vegas depuis plus de quatre ans, quand il a rejoint le spectacle Mystère, du Cirque du Soleil. C'est un problème pour la ville, on commence à manquer d'eau. Les autorités nous expliquent comment faire attention pour ne pas gaspiller.» Mais les hôtels, eux, ne diminuent pas leur consommation. «C'est vrai, mais ce sont eux qui amènent le cash», ajoute le Québécois de 27 ans, qui se produit deux fois par jour au complexe Treasure Island, sur le Strip.

Mais il n'y a pas que le manque d'eau qui cause des problèmes à la municipalité. Police, service de lutte contre les incendies, écoles, maisons... Tout manque à Las Vegas. Destination touristique la plus populaire des États-Unis — elle devrait établir une nouvelle marque historique en 2004 avec près de 36 millions de visiteurs —, Las Vegas est également devenue un endroit où il fait bon vivre. On s'y installe à demeure. Résultat: la ville ressemble à un adolescent qui grandit trop vite. Les services, les maisons et les rues n'arrivent pas à prendre place aussi vite que la population.

Chaque mois, 7000 personnes déménagent à Las Vegas. Le nombre de résidants a augmenté de 90 % depuis 10 ans dans l'agglomération, atteignant l'année dernière 1,5 million de personnes. À titre de comparaison, pour la même période, New York grossissait d'à peine 9 %. «Juste l'an passé, il s'est construit 14 écoles primaires, dit Sébastien Fortier. Ça grandit vite, un peu trop même.»

«C'est la folie furieuse, les gens arrivent de partout, mais surtout de la Californie», lance son collègue Bernard Marchand, directeur musical depuis trois ans de Mystère. Les deux compères viennent de s'acheter une maison. Sébastien avec sa fiancée, qui attend un bébé, et Bernard en célibataire. Ils se considèrent chanceux d'avoir payé un prix raisonnable. «Depuis six mois, ma maison a pris 60 000 $US de valeur, s'exclame Bernard Marchand. L'arrivée massive de gens fait exploser les prix.»

Les retraités et les pré-retraités raffolent de Las Vegas et contribuent à cette expansion rapide. «Ils viennent de Los Angeles, mais aussi du Midwest et du Nord-Est, explique Kevin Perry, médecin dans un hôpital de quartier et résidant de la ville depuis 15 ans. Ils viennent entre autres pour le temps chaud et le climat sec.» Le Nevada est l'État qui accueille le plus de retraités en provenance d'ailleurs aux États-Unis, devant son voisin l'Arizona et la Floride. Entre 1995 et 2000, 22 000 personnes de 65 ans et plus ont pris la direction de cet État désertique, avec Las Vegas comme point de chute pour 95 % d'entre eux, selon les chiffres du gouvernement américain. En 2000, d'après les dernières statistiques disponibles, 21 % de la population de Las Vegas avait plus de 55 ans.

Ce sont les retraités et les pré-retraités, à la recherche d'une deuxième maison ou d'un pied-à-terre au sud, qui sont les meilleurs acheteurs de condos. Actuellement, 20 tours d'appartements sont en construction non loin du Strip. Jeff Soffer, propriétaire principal du futur complexe d'habitation MGM, pensait vendre ses 500 condos en deux ans. «Ça m'a pris trois mois!», a-t-il dit fièrement au magazine Time.

Changement d'orientation

Mais de là à parler de ville pour les vieux, il y a un fossé impossible à franchir. Les jeunes continuent d'être en forte majorité dans la ville du vice, alors que 50 % de la population a moins de 35 ans. Mais qu'est-ce qui fait courir ici à la fois les plus âgés et la jeunesse de la nation américaine? Le maire, frondeur et imbu de lui-même, comme sa ville, aime dire aux médias étrangers que «Las Vegas est l'endroit qui grandit le plus vite dans tous les domaines». Vrai, mais l'expansion est surtout la conséquence du changement d'orientation opéré par les hôtels-casinos depuis 10 ans.

Il y en a désormais pour tous les goûts et tous les portefeuilles. «Sin City» s'est muée en «Fun City». «Avant, c'était gros; maintenant, c'est carrément énorme, dit Kevin Perry. Mais ce n'est plus juste axé sur les casinos. Les spectacles n'ont jamais été aussi nombreux et aussi accessibles à la famille.» Même son de cloche de la part de Bernard Marchand. «Il y avait beaucoup de spectacles de strip-teases ou de qualité douteuse, dit-il. Mais aujourd'hui, tous les nouveaux shows essaient de faire mieux que les autres. La barre est haute.» Même Broadway et ses comédies musicales débarquent pour plusieurs années sur le Strip, une situation impensable au début des années 90.

L'offre de divertissement est si élaborée aujourd'hui que les casinos ne sont plus l'attraction principale. La durée moyenne d'un voyage à Las Vegas est de quatre jours et, durant cette période, les gens jouent seulement quatre heures aux machines à sous ou aux tables de jeux, selon les autorités touristiques de Las Vegas. Moins débauché, plus divertissant, avec ce côté extravagant qui reste sa marque de commerce, Las Vegas plaît à un plus vaste public.

Dans la foulée, les banlieues ont évidemment pris de l'envergure. «Il y a une vie en dehors du Strip, souligne Kevin Perry. Il y a des maisons, des écoles, des centres commerciaux. C'est rempli de touristes sur le Strip, mais à l'extérieur, même si c'est plus calme, c'est très bien aussi. Il y a une vie de quartier.» Il y a d'ailleurs fait grandir ses trois filles.

«J'adore le fait que je puisse faire mon épicerie ou passer à la pharmacie en sortant du spectacle, vers minuit», explique Sébastien Fortier. La ville ne dort jamais, même à l'extérieur du centre-ville. Le Strip n'a pas exporté que ses heures d'ouverture inexistantes, mais également sa cuisine. «Même près de chez moi, je trouve de bons restaurants», soutient-il.

Le taux de chômage, constamment un tiers plus faible que dans le reste des États-Unis, fait aussi sa part pour inciter les gens en quête d'un emploi à venir tenter leur chance. «Il y a plus de jobs, mais il faut dire que ce ne sont pas tous des emplois bien payés», souligne Kevin Perry. Si un croupier ou une serveuse touchent un salaire honnête avec les pourboires, il en va autrement des femmes de chambre et des préposés de toutes sortes.

Une ville avec une industrie des services aussi développée ne procure pas que des bons salaires, d'où une classe moyenne inférieure très présente à Las Vegas. Même les chauffeurs de taxi ne font pas fortune avec les millions de touristes. «Il y a trop de taxis, c'est devenu difficile de faire de l'argent. On fait ce qu'on peut», explique Robert, qui roule surtout à partir de l'hôtel Circus Circus, plus au nord du Strip.

Les plus récentes statistiques du gouvernement américain signalent qu'en 2001, 12 % de la population de Las Vegas vivait sous le seuil de la pauvreté. Une situation dont l'administration de la ville n'aime pas trop parler, question de maintenir sa réputation et son image de richesse. Une autre façon d'appliquer le slogan de la cité: «What happen in Vegas stay in Vegas!»

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