Une lutte à armes inégales devant le système judiciaire

Les locataires à faible revenu menacés d’éviction font face à un système judiciaire complexe et difficile d’accès, les propriétaires étant de plus en plus nombreux à se tourner vers les tribunaux pour vider des logements de leurs occupants.
La croissance rapide de la valeur des propriétés, mais aussi des coûts de rénovation des logements, qui se font vieillissants dans la province, incite un nombre croissant de propriétaires à se débarrasser de leurs locataires pour réaliser des travaux majeurs, pour agrandir ou diviser leurs logements, ou encore pour en changer l’affectation, dans le but de les relouer plus cher par la suite.
« On a atteint le point de non-retour en matière de capacité de rénover. Les immeubles sont dans un très mauvais état. Il faut absolument passer par des rénovations majeures et, si les locataires ne veulent pas les payer, on va voir de plus en plus d’évictions », avance le directeur des affaires publiques de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec, Hans Brouillette, qui rejette le blâme sur les critères de fixation du loyer « trop faibles » mis en avant par le Tribunal administratif du logement (TAL).
Dans son dernier rapport annuel, le TAL fait d’ailleurs état d’une hausse de près de 40 % des demandes de propriétaires reliées à des reprises de logement en 2019-2020, par rapport à l’année précédente. Tant les locataires que les propriétaires effectuent par ailleurs de plus en plus de requêtes devant ce tribunal spécialisé au sujet de travaux majeurs dans des immeubles.
« Ça explose », confirme d’ailleurs au Devoir l’avocat Manuel Johnson, qui a été surchargé par les demandes de locataires menacés d’éviction dans les derniers mois.
Peu d’appels
Devant tous les défis logistiques que pose le système judiciaire pour les locataires, rares sont toutefois les locataires qui font appel d’un jugement du TAL devant la Cour du Québec.
Ainsi, au cours des cinq dernières années, 104 demandes d’appels devant la Cour du Québec ont été formulées en moyenne annuellement, sur un total de plus de 40 000 décisions rendues chaque année par le TAL, confirme un porte-parole du tribunal, Denis Miron. Les recours qui se rendent jusqu’en Cour supérieure sont par ailleurs « notoirement moins élevés » que ceux qui concernent la Cour du Québec.
« Il n’y a quasiment aucun appel. C’est infinitésimal comme recours pour une décision qui touche la vie des gens », constate le professeur au Département des sciences juridiques de l’UQAM Martin Gallié, qui associe cette situation aux nombreux défis auxquels font face les locataires qui doivent souvent se préparer à aller en cour avec des moyens limités.
D’ailleurs, selon des données du TAL, 10 % des propriétaires étaient représentés par des avocats l’an dernier, contre 17 % des locataires. Les propriétaires ont toutefois largement recours à des mandataires pour les représenter, contrairement aux locataires, montrent des données obtenues par M. Gallié et que Le Devoir a pu consulter.
« Les propriétaires sont beaucoup plus représentés par des avocats [ou des mandataires] » que les locataires, confirme Martin Gallié. Ainsi, certains propriétaires voient le recours aux tribunaux comme « une bataille à l’usure » pour convaincre des locataires de quitter les logements qu’ils habitent, estime l’avocat spécialisé en droit du logement Daniel Crespo. « Ça peut mener à des tentatives de décourager les locataires par des procédures [judiciaires] » avance-t-il.
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Les locataires à faible revenu peuvent cependant avoir recours à l’aide juridique pour obtenir les services d’un avocat, même si le droit au logement n’est pas « nommément couvert » par la Commission des services juridiques, souligne son secrétaire, Richard La Charité. « À partir du moment où on parle d’évictions ou même, dans certains cas, d’augmentation de loyer, quand c’est assez important […] ce sera couvert », indique-t-il.
La grille tarifaire proposée aux avocats du domaine privé pour offrir de l’aide juridique en décourage toutefois plusieurs de représenter des locataires à faible revenu, soulignent plusieurs membres du Barreau du Québec. « Si on doit passer 20, 30 heures ou même 40 heures pour préparer un dossier [devant le TAL], ce n’est pas très rentable, confirme l’avocat Manuel Johnson. C’est presque du bénévolat. »
La Commission des services juridiques doit par ailleurs vérifier si le recours que souhaite intenter le locataire qui a recours à ses services a « des chances de succès » devant les tribunaux. À Montréal, 22,8 % des demandes d’aide juridique ont été refusées l’an dernier, contre 17,7 % à l’échelle de la province.
« Mais en matière de logement, la plupart des dossiers sont acceptés », assure M. La Charité. Ce dernier note par ailleurs que les honoraires offerts aux avocats du milieu privé qui acceptent des mandats de l’aide juridique ont été gonflés de 14,7 % en décembre dernier, au terme de trois années de négociations entre le Barreau du Québec et le ministère de la Justice. La Commission espère ainsi en attirer un plus grand nombre pour répondre à la demande.
Le 31 mai dernier, les seuils d’admissibilité à l’aide juridique pour les citoyens à faible revenu ont également été augmentés de 3,1 %. « Ainsi, une personne seule faisant une semaine de travail de 35 heures au salaire minimum, soit 24 570 $ par année, a accès sans frais à un avocat agissant dans le cadre du régime d’aide juridique », explique le ministère de la Justice par courriel.
Logements sociaux
À plus long terme, la solution à la hausse des recours en justice reliés à des évictions de locataires passe cependant par la création de logements sociaux dans la province, affirme Martin Gallié. Actuellement, plus de 23 000 ménages sont sur une liste d’attente pour obtenir un logement social à Montréal auprès de l’Office municipal d’habitation de Montréal. « On ne doit pas accepter ça comme société », tranche le professeur à l’UQAM.
Autrement, les locataires devront réaliser de plus en plus de « sacrifices » pour se loger en raison de la croissance des prix des loyers dans la province, entrevoit l’avocat spécialisé en droit du logement Antoine Morneau-Sénéchal.
La porte-parole du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, Marjolaine Deneault, appréhende pour sa part une « vague d’évictions pour non-paiement du loyer dans les prochains mois », parce que plusieurs locataires auront emménagé, par obligation, dans unlogement « trop cher » pour leurs moyens financiers.
On a atteint le point
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de capacité de rénover.
Les immeubles sont
dans un très mauvais état.Hans Brouillette
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