Après octobre 1970, des professeurs sous surveillance

Après la crise d’octobre 1970, les campus universitaires sont dans la ligne de mire de la Gendarmerie royale du Canada. Son service de renseignement surveille de près le Syndicat des professeurs de l’Université du Québec (SPUQ), le premier du genre au Canada.
Ces professeurs-là, la GRC s’en méfie au plus haut point. Le syndicat montréalais ne fait pas mystère de ses convictions politiques : sur un mur de son local, on a collé une affiche de Paul Rose, le felquiste condamné à perpétuité pour le meurtre du ministre Pierre Laporte en octobre 1970.
Un document secret daté du 11 mars 1971 accuse deux membres de son exécutif, Mario Dumais et Michel van Schendel, d’être des sympathisants du « mouvement terroriste québécois ». L’auteur de cette note rappelle les antécédents de ces « extrémistes violents » : le premier a été condamné pour trouble à l’ordre public lors d’une manifestation « séparatiste » quelques années auparavant ; le second a été membre du Parti communiste du Canada. Ce dernier a par ailleurs créé deux groupuscules : le Comité indépendance et socialisme, que la GRC considère comme une organisation « terroriste », et un comité de solidarité avec les Black Panthers.
Les craintes de la police n’ont pas empêché ces deux militants syndicaux de faire carrière. Mario Dumais, alors professeur d’histoire économique, a longtemps travaillé à la Confédération des syndicats nationaux et à l’Union des producteurs agricoles. Quant à Michel van Schendel, un professeur d’études littéraires aujourd’hui décédé, il a remporté en 1981 un Prix du Gouverneur général pour une anthologie de sa poésie, De l’œil et de l’écoute. Il est tentant de faire un rapprochement avec la surveillance dont il a lui-même fait l’objet…
Car le « service de sécurité » de la GRC — son service de renseignement, en réalité — épie les professeurs montréalais. En ces temps de guerre froide, les sympathisants communistes réels ou supposés sont dans le collimateur de la police.
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L’université, nid d’espionsEn 1972, par exemple, la police prie un anthropologue de l’UQAM d’expliquer pourquoi sa voiture a été aperçue près du consulat soviétique. Ce professeur, dont le nom a été rayé, fait remarquer qu’il habite le même quartier (en l’occurrence, le Mille carré doré) : est-il si étonnant qu’il s’y gare ? Il ne se gêne pas, d’ailleurs, pour expliquer qu’il a déjà refusé une invitation à se rendre à un congrès d’anthropologie en URSS. Ses arguments finissent par convaincre le policier qui l’interroge ; ce prof est « plutôt de droite », tout compte fait, concède-t-il.
Sur les campus universitaires, des débats passionnés font alors rage entre indépendantistes. Les « réformateurs », qui rejoindront le Parti québécois, sont à couteaux tirés avec les « révolutionnaires », notamment les felquistes, qui n’excluent pas le recours à la violence. À l’extrême gauche, les discussions ne sont pas moins vives : un bras de fer oppose les partisans de Mao et ceux de Trotski, pendant que les pro-Moscou tentent péniblement d’exister. Ce qui n’empêche pas ces derniers d’être espionnés eux aussi, tant pis si le Parti communiste du Québec ne pèse pas lourd dans la balance…
Il est vrai que les enquêteurs ne sont pas toujours bien outillés pour s’y retrouver : pour travailler à la GRC, pas besoin d’un diplôme d’études secondaires ni de parler français à l’époque.
Péril felquiste
Dans la foulée de la crise d’Octobre, comme on est en droit de s’y attendre, la GRC traque en priorité les sympathisants du FLQ. Ils sont nombreux dans les universités, et ce n’est pas une lubie policière. Dans Québec occupé (Parti pris, 1971), le politologue Jean-Marc Piotte parlera de la « sympathie que manifestaient de plus en plus de groupes — surtout étudiants — pour le FLQ ». Faut-il s’étonner d’apprendre que ce professeur de sciences politiques, alors président du SPUQ, a lui aussi fait l’objet d’un dossier de la GRC ? Tout comme Louis Gill, qui lui succédera à la tête du SPUQ, un militant du Groupe socialiste des travailleurs du Québec (trotskiste).
Les enquêteurs et inspecteurs s’intéressent aussi à la Fédération nationale des enseignants québécois, à laquelle le SPUQ est affilié. Lorsque la Fédération, que préside la future députée bloquiste Francine Lalonde, fait don de 100 $ au Mouvement pour la défense des prisonniers politiques du Québec, la police en prend bonne note. La somme est pourtant dérisoire. En 1968, pour des informations sur une vague d’attentats à la bombe qui ont secoué Montréal, les autorités ont offert une prime de… 60 000 $ !
Au fil des ans, alors que le péril felquiste recule, la GRC braquera ses projecteurs sur l’extrême gauche, si on se fie aux documents divulgués en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. À l’UQAM, plusieurs professeurs « enseignent selon la méthode Marxiste (sic) », relève une note datée du 4 décembre 1975. C’est le cas, précise-t-on, dans de nombreux départements : sciences juridiques, sciences politiques, sociologie, histoire, philosophie… « Ils ne s’entendent pas tous sur l’application de cette théorie. La perspective socialiste reste quand même privilégiée. »
Les agents finiront par apprendre à faire la distinction entre les différents groupes et groupuscules trotskistes (Gauche socialiste, Groupe socialiste des travailleurs) et maoïstes (En lutte !, Parti communiste ouvrier) qui pullulent à l’UQAM.
L’UQAM en cible principale
La GRC ne néglige pas pour autant les cégeps et les écoles secondaires, car elle pense que les syndicats d’enseignants, la FNEQ et l’Alliance des professeurs, font l’objet d’« infiltrations subversives ». Le monde de l’enseignement est donc lui aussi scruté à la loupe. Ses syndicats ont peu de secrets pour la GRC, qui met souvent la main sur des documents internes. Dans un document daté du 21 mars 1978, un policier explique s’être penché sur environ 350 (!) individus pour trouver les enseignants montréalais d’extrême gauche.
Il reste que l’UQAM semble faire l’objet de toutes les attentions. En 1980, une note de 20 pages est consacrée à une trentaine de ses professeurs. Leurs noms ont été rayés et le texte, copieusement caviardé. Facile de deviner, toutefois, qu’il s’agit de présumés militants ou sympathisants d’extrême gauche.
La GRC ne se fait pas d’illusions sur leur réel degré de dangerosité sur le tout nouveau campus Saint-Jacques. Même si un membre du Parti communiste du Québec siège au SPUQ, ce dernier est imperméable à « l’élément subversif », soutient un enquêteur. L’UQAM est moins à gauche qu’on pourrait le croire, soutient-il. Sur le campus, le moral de l’extrême gauche, déchirée par des querelles intestines, est au plus bas. La « droite », conclut-il, l’a emporté. (La droite ? L’agent en donne une définition bien à lui : « tout ce qui est à droite de l’aile gauche du Parti libéral » du Canada.)
Dans les rangs de la vieille GRC, la pratique de rédiger des « données biographiques » sur des professeurs ne disparaîtra pas de sitôt. En 1982, dans un Québec pourtant apaisé — la crise d’Octobre remonte à 1970 ; le référendum sur la souveraineté-association, à 1980 —, un document en dit long sur nos espions. Un enseignant, dont le nom a été biffé, a retenu l’attention de la police. Cette personne, précise-t-on, est « sans dossier criminel ». Visiblement, c’est un détail sans grande importance.
Moi? Espionné?
Les personnes dont les noms figurent dans les documents de la GRC ne réagissent pas toutes de la même manière lorsqu’elles découvrent que des agents secrets les avaient à l’oeil.
La péquiste Louise Harel, une ex-présidente de l’Assemblée nationale, n’est pas étonnée d’apprendre que la Gendarmerie royale l’espionnait à l’époque où elle était militante étudiante. « À l’âge que j’ai, je me dis : mon Dieu, ils en avaient du temps à perdre ! Que de fonds publics gaspillés… Mais mon indignation s’est émoussée au fil des ans. »
Ce n’est pas le cas de Pierre-Paul Roy, jadis président du Syndicat étudiant du collège Maisonneuve. « Je ne suis pas surpris, je suis scandalisé, dit cet ancien sous-ministre adjoint au ministère des Régions. On était surveillés alors qu’on n’avait commis aucun crime. » Il avait déjà eu affaire à des agents pas du tout secrets. À la fin des années 1960, deux inspecteurs de la GRC l’ont questionné au sujet d’un ami qu’ils croyaient être un membre du FLQ. « Ils ont été insistants, mais pas menaçants », se souvient-il. À la même époque, de mystérieux policiers en civil l’ont arrêté sur l’autoroute entre Montréal et Sainte-Agathe pour des raisons qu’il n’a jamais réussi à élucider…
Lorsque Pierre-Paul Roy a été nommé directeur de cabinet adjoint du premier ministre Lucien Bouchard, il a demandé son dossier au Service canadien de renseignement de sécurité (qui a succédé au « Département de sécurité » de la GRC en 1984). Le SCRS lui a dit n’avoir aucun dossier à son sujet, alors que les documents d’archives font comprendre qu’il avait son propre numéro de dossier. (Il n’est pas exclu qu’il ait été « désactivé » après cinq ans d’« inactivité », la politique habituelle de la GRC à l’époque.)
Quant à lui, Mario Dumais, ex-professeur d’histoire économique à l’UQAM, ne s’offusque pas de voir son nom apparaître dans des documents secrets. « Ça m’étonne un peu, mais on sait tous que le mandat de la GRC était de surveiller le mouvement indépendantiste », remarque-t-il. Se reconnaît-il dans la description que la police fait de lui, lui qui est décrit comme un sympathisant du « mouvement terroriste québécois » ? « Ils se trompaient, répond-il. Je n’ai jamais été violent. Je voulais contribuer à mobiliser les classes populaires. Notre engagement était en faveur du socialisme et de la laïcité. »