Dis son pronom: les mots de la non-binarité

Les luttes sociopolitiques identitaires se poursuivent dans le vocabulaire. Cette série porte sur l’identité par les mots et sur les mots de l’identité. Premier cas : les nouveaux pronoms de la non-binarité.
Florence Ashley se définit comme non binaire et, quand on écrit sur « ille », « ille » préfère l’utilisation de ce nouveau pronom de la troisième personne du singulier sans distinction de genre. Dans son cas, il faut aussi respecter des accords féminins.
« Mais femme, fille, je n’utilise pas ça, explique Florence Ashley. J’utilise “personne”. Ou des termes comme “autrice” ou “féminine” pour me décrire. J’ai opté pour “ille” vers 2017 ou 2018. Je connaissais la terminologie neutre parce que j’étais et je suis encore en couple avec une personne qui l’utilise. »
Diplômée de McGill, juriste bioéthicienne, Florence Ashley est doctorante à l’Université de Toronto. Sa thèse porte sur l’usage de la science et des autorités scientifiques dans les jugements de tribunaux portant sur les jeunes trans.
Peut-on alors parler de militantisme universitaire ? « Qu’est-ce que le militantisme ? reprend l’étudiante. Du point de vue de la philosophie de la science, j’ai beaucoup de difficulté à voir des travaux en droit ou en bioéthique qui ne sont pas politiques et militants d’une façon ou d’une autre. On peut dire que mes travaux sont militants, mais tous les travaux le sont. »
L’intellectuelle réfléchit et écrit beaucoup sur des sujets liés à l’identité de genre. Florence Ashley a d’ailleurs publié dans H-France Salon, une revue universitaire sur l’histoire et la culture françaises, un article intitulé « Les personnes non binaires en français : une perspective concernée et militante ». La toute première phrase de son texte dit que « les sociétés francophones tardent à s’adapter aux besoins linguistiques de personnes non binaires ».
L’entrevue permet à la spécialiste parfaitement bilingue de poursuivre dans une perspective comparative. « Les sociétés anglophones ont plus de facilité sur deux plans. De un, c’est plus facile sur le plan linguistique de changer les pronoms; ce sont les accords qui posent des difficultés et, en anglais, il n’y a pas d’accord genré. De deux, il y a une attitude différente en anglais envers la langue et la créativité linguistique. »
Un académisme borné ?
Le « prescriptivisme linguistique » paraît plus puissant en français. L’Académie française mène un combat d’arrière-garde sur la féminisation des termes. Hélène Carrère d’Encausse, son secrétaire perpétuel (sic), tient à la forme masculine de sa fonction et sa biographie en ligne la présente comme président de ceci, officier et commandeur de cela.
Selon Florence Ashley, l’Office québécois de la langue française joue aussi de son autorité pour dire ce qui est la bonne et la mauvaise façon d’utiliser la langue. L’OQLF a développé une page sur la désignation des personnes non binaires. Le document avertit cependant très clairement que « l’Office ne conseille pas le recours à ces pratiques rédactionnelles » et qu’« aucun changement général concernant la distinction grammaticale masculin/féminin en français ne se profile à l’horizon ».
Dans son propre texte, Florence Ashley relaie un tableau de termes neutres par catégories grammaticales et des schémas de formation de néologismes. Les stratégies et refontes font appel à des termes épicènes qui incluent les femmes, les hommes et le troisième sexe (le lectorat) et des néologismes (autaire au lieu d’autrice ou d’auteur).
C’est vraiment le minimum de bien nommer les êtres, de reconnaître ainsi l’existence de certaines personnes et de leur faire une place dans la langue commune. Il n’y a rien de plus important, il me semble.
Le travail s’inspire en partie de la Grammaire du français inclusif d’Alpheratz, spécialiste du français neutre. La refonte décline le masculin, le féminin et le neutre, au singulier comme au pluriel. Ce qui donne par exemple pour les pronoms : le, la, lu, les ; celui, celle, céal, çauz ; quelqu’un, quelqu’une, quelqu’an…
« L’épicène n’offre pas d’option quand on parle de personnes non binaires individuelles qui demandent l’utilisation du neutre, dit Florence Ashley. Il faut plus. L’hostilité face au genre neutre rend beaucoup plus difficile son adoption. Il faut une discussion sérieuse, ouverte et pratico-pratique. Les personnes non binaires existent, ont des besoins, et cette population jouit de protections légales contre la discrimination, ce qui pourrait inclure le respect langagier. »
Une politisation des sentiments ?
Ce qui fait aussi le pont avec une des questions de fond qui va ressortir de cette série sur le vocabulaire des luttes identitaires contemporaines. Cette recherche de nouveaux termes témoigne-t-elle d’une sorte de politisation des sentiments et du ressenti, de la revendication d’un droit de ne pas être offensé ? Cette lutte de reconnaissance est-elle même subjective avant d’être politique ?
« Tous les mouvements minoritaires sont ultimement des revendications de sentiments, estime Florence Ashley. La souffrance est un sentiment. Dans notre monde psychologique, il n’y a pas grand-chose d’autre que le sentiment. L’existence humaine n’est que sentiment. C’est vraiment le minimum de bien nommer les êtres, de reconnaître ainsi l’existence de certaines personnes et de leur faire une place dans la langue commune. Il n’y a rien de plus important, il me semble. »
« Ille » revient aussi sur la dynamique entre la majorité et les minorités dans notre société. « Je ne vois pas en quoi ce nouveau langage souhaité enlève quoi que ce soit à la majorité. La position conservatrice n’est pas à l’écoute des besoins des gens. Elle ne me semble pas acceptable dans une société ouverte. On peut débattre de la manière, mais il me semble que reconnaître l’existence de certaines personnes et inscrire cette reconnaissance dans la langue c’est vraiment, vraiment, le minimum. »
L’inclusion progressive
Le français demeure androcentré et les résistances perdurent partout, y compris pour les plus simples changements visant la féminisation des fonctions. Le journal Le Figaro a longtemps présenté Angela Merkel comme « le chancelier » de l’Allemagne. La boulangère était décrite comme « la femme du boulanger » et rien d’autre dans le Larousse 2020 — la version en ligne a corrigé la définition. La version française de l’encyclopédie en ligne Wikipedia, surtout rédigée par des hommes, a connu en 2019 un débat épique autour d’un sondage sur l’écriture inclusive.
La démasculinisation de la langue semble s’accélérer à la faveur des revendications politiques d’égalité. Une langue, c’est une vision du monde, et la perspective change avec #MeToo et d’autres lames de fond plus anciennes étendues sur des décennies. Le secteur numérique s’engage aussi dans la lutte contre le genre masculin dominant et le sexisme avéré de plusieurs langues. À la mi-mai, Google annonçait que son logiciel de traitement de texte Google Docs suggérera aux utilisateurs en anglais des corrections pour éviter le langage implicitement exclusif. Par exemple, pour remplacer chairman (président) par chairperson, selon la même logique inclusive qui propose maintenant des émojis de différentes couleurs de peau. La noble intention a tout de même suscité des critiques contre le pouvoir immodéré des géants du Web, qui s’arrogeraient donc en plus le droit de modifier le langage.
Les solutions pour égaliser les genres apparaissent parfois déjà bien compliquées, par exemple avec les points insérés un peu partout pour écrire « des étudiant·e·s ». Le problème gonfle à l’extrême s’il s’agit de tenir compte de la non-binarité des personnes qui ne se définissent ni au masculin, ni au féminin, mais qui peuvent aussi n’être d’aucun genre (agenre), des deux genres (bigenre), d’identification de genre partielle (demigenre) ou d’identité variable (fluide dans le genre).
Pour ses adeptes, le français neutre se présente comme une extension de la lutte pour une langue inclusive après la reconnaissance d’un genre neutre à l’état civil ou d’un troisième sexe. La chose est acquise au Canada et dans plusieurs pays, dont l’Inde, l’Argentine et des Pays-Bas.
« Comment inclure tout le monde si on n’inclut pas les personnes non binaires ? Je dis que le français inclusif a besoin d’un neutre grammatical pour pouvoir parler des personnes qui n’utilisent ni le masculin ni le féminin », résume Florence Ashley, personne non binaire.