La contrition d’ordres religieux s’arrête devant les tribunaux

L’Église catholique a fait vœu de transparence et a maintes fois assuré qu’elle mettait les victimes d’abus sexuels et physiques au centre de son processus de reconstruction. Un discours axé sur la reconnaissance de ses torts et sur la guérison des victimes qui semble s’arrêter aux portes des tribunaux. Pendant que des victimes se font vieillissantes, des congrégations et des diocèses étirent les batailles juridiques depuis des années en niant, dans certains cas, avoir une responsabilité dans les sévices commis.
« C’est clair, net et précis qu’il y a un décalage », soutient Me Alain Arsenault, qui pilote 11 actions collectives visant des diocèses ou des ordres religieux.
Un écart entre le discours du Vatican et ce qui se joue devant les tribunaux qui est décrié par plusieurs autres avocats représentant des victimes alléguées d’abus sexuels et physiques. Et une dissonance qui est loin d’être connue du public.
« C’est bien beau la repentance, mais c’est par les actes qu’on voit si c’est sincère ou pas », mentionne Me Simon St-Gelais, qui représente quelque 500 victimes alléguées d’abus perpétrés au Mont d’Youville, à Québec, par des membres ou des employés des Sœurs de la Charité.
C’est bien beau la repentance, mais c’est par les actes qu’on voit si c’est sincère ou pas.
« Il n’y a pas de reconnaissance de leur part de quelque nature que ce soit. Les procédures sont très très rigoureusement contestées », souligne-t-il.
L’avocat des Sœurs de la Charité, Me Christian Trépanier, n’a pas voulu répondre aux questions du Devoir, en invoquant le fait que le dossier se trouve présentement devant la cour.
Me Bruce Johnston, qui représente la centaine de victimes qui auraient été abusées sexuellement par l’abbé Paul-André Harvey au diocèse de Chicoutimi, dénonce à son tour cette dissonance.
« Le discours public [de contrition] n’est absolument pas présent dans les représentations qui sont faites devant les tribunaux », avance l’avocat, qui déplore du même souffle « une multiplication des procédures effectuées par la défense ». Le recours se trouve devant les tribunaux depuis maintenant plus de cinq ans.
L’avocate du diocèse de Chicoutimi, Me Estelle Tremblay, n’était pas disponible dans la dernière semaine pour répondre aux questions du Devoir.
Refiler la facture
Parmi ces procédures qui s’étirent dans certaines des 18 actions collectives actuellement devant les tribunaux, des ordres religieux cherchent à refiler la facture à un tiers — ou du moins à lui faire assumer une responsabilité partagée pour les fautes reprochées. C’est le cas des Frères Maristes, des Frères du Sacré-Cœur et des Frères de Sainte-Croix qui ont déposé « des actes d’intervention forcée » au cours des derniers mois.
Les Frères Maristes souhaitent ainsi que le CISSS de la Montérégie-Est soit tenu entièrement responsable des abus commis au foyer Réjean-Trudel de Saint-Hyacinthe, en arguant que les jeunes en difficulté placés au foyer étaient sous la responsabilité des services sociaux.
Dans le cas des Frères du Sacré-Cœur (dans la deuxième action collective les visant), ceux-ci souhaitent rendre « solidairement responsables » avec eux 44 centres de service scolaire qui embauchaient des religieux qui auraient commis des abus. L’ordre religieux cherche aussi à ce que le procureur général du Québec (et donc le gouvernement du Québec) soit déclaré « codébiteur solidaire » en invoquant le « devoir de protection [du gouvernement] à l’endroit des enfants scolarisés au Québec ».
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Quant aux Frères de Sainte-Croix (dans la deuxième action collective les visant), ceux-ci cherchent à rendre « solidairement responsables » 25 centres de services scolaires qui embauchaient des religieux qui auraient agressé des enfants. L’ordre religieux a également déposé un acte d’intervention forcée à l’endroit du procureur général du Québec, en invoquant le devoir du gouvernement d’assurer la sécurité des élèves. Et les Frères de Sainte-Croix impliquent même 130 diocèses ou fabriques de paroisses dans lesquels évoluaient leurs religieux au moment des abus présumés pour qu’ils soient déclarés « codébiteurs solidaires ».
Les Frères du Sacré-Cœur et les Frères de Sainte-Croix sont représentés par Me Éric Simard, du cabinet Fasken. Celui-ci justifie ces procédures en indiquant que « beaucoup d’acteurs de la société québécoise ont été impliqués sur près d’un siècle » dans ce scandale et qu’il y a donc une responsabilité partagée à faire reconnaître par les tribunaux.
C’est indécent que des organisations religieuses, pour sauver de l’argent, tentent de refiler la responsa-bilité des actes de pédophilie aux membres de la société québécoise tout entière.
Pour les nombreux cas d’abus ayant été commis par des « religieux qui étaient employés dans une école et supervisés par des laïcs et qui relevaient de l’État et du ministère de l’Éducation […], on ne voit pas pour quelles raisons les congrégations religieuses devraient répondre à 100 % pour les indemnités à être versées », mentionne l’avocat.
Bien que Me Simard ne nie pas que des abus ont été commis, celui-ci argue que si les organisations religieuses n’avaient pas d’indices leur permettant de croire qu’un religieux commettait des abus dans une école publique, les commissions scolaires (responsables des écoles) « devraient répondre entièrement de ces actes-là ».
Une vision que conteste le gouvernement du Québec. « Le procureur général du Québec [poste occupé par le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette] considère comme mal fondés et conteste les recours judiciaires entrepris par les Frères du Sacré-Cœur et la Congrégation de Sainte-Croix à l’égard du gouvernement du Québec », mentionne dans un courriel au Devoir Élisabeth Gosselin-Bienvenue, l’attachée de presse du ministre Jolin-Barrette. « Par respect pour le processus judiciaire, nous ne commenterons pas davantage les procédures en cours », ajoute-t-elle.
Selon Me Alain Arsenault, qui représente les victimes alléguées des Frères de Sainte-Croix, cet argumentaire de l’ordre religieux détonne, une nouvelle fois, avec le discours public de l’Église catholique axé sur la reconnaissance de ses torts et sur la repentance.
« C’est indécent que des organisations religieuses, pour sauver de l’argent, tentent de refiler la responsabilité des actes de pédophilie aux membres de la société québécoise tout entière », s’enflamme-t-il. « La maison mère des Sainte-Croix est-elle au courant de ce qui se fait en son nom ici au Québec ? Est-ce que le Vatican est au courant ? » se questionne-t-il.
Revictimiser
Un double discours que dénonce à son tour Me Pierre Boivin, qui représente les victimes alléguées des Frères du Sacré-Cœur. Il estime de surcroît que la multiplication des procédures effectuées par la défense crée des effets délétères sur la confiance des victimes envers le système de justice.
« On n’est pratiquement plus surpris de l’imagination sans borne des ordres religieux pour créer des problèmes d’accès à la justice aux victimes d’agressions sexuelles », laisse-t-il tomber.
Dans la deuxième action collective visant les Frères du Sacré-Cœur, l’ordre religieux a demandé d’interroger plusieurs victimes avant le début du procès. « Avant même l’interrogatoire, ils demandaient que leur soient fournis les dossiers médicaux [des victimes alléguées à interroger] depuis la naissance et ils demandaient des expertises psychologiques et psychiatriques pour plusieurs personnes. C’était extrêmement abusif et invasif », dénonce Me Boivin.
On veut amener un débat judiciaire qui est correct et qui fait en sorte que les droits de chacune des parties soient respectés.
Une demande qui n’a pas été accordée par le juge. « La cour nous a dit qu’on devrait attendre au niveau du recouvrement individuel [lorsque chaque victime doit démontrer les préjudices subis] », indique Me Éric Simard, qui représente les Frères du Sacré-Cœur. Une procédure qui était néanmoins nécessaire à ses yeux pour déterminer les dommages communs aux victimes.
Les ordres religieux « prennent leurs responsabilités », assure l’avocat. « On veut amener un débat judiciaire qui est correct et qui fait en sorte que les droits de chacune des parties soient respectés », mentionne-t-il.
Le 18 juin, une conférence de règlement à l’amiable s’est amorcée pour les deux actions collectives visant les Frères du Sacré-Cœur. « Notre objectif est d’accélérer le processus pour faire en sorte qu’on puisse procéder rapidement à l’indemnisation [des victimes] dans un contexte moins invasif qu’un processus judiciaire », souligne Me Simard.
Mais pour Me Alain Arsenault, certains ordres ne cherchent ni plus ni moins qu’« à refaire le coup des pensionnats autochtones ». L’Église catholique, qui était responsable de 60 % des pensionnats au pays, n’a déboursé qu’un peu plus de 32 millions en espèces (selon des données du gouvernement fédéral) sur les 3 milliards versés aux survivants. « C’est ça, leur mentalité. Ils ne sont responsables de rien », dénonce Me Arsenault.