Le «Bulletin du Cercle juif», catalyseur d'échanges culturels

« Le test fondamental de la démocratie », explique en 1960 René Lévesque devant son auditoire du Cercle juif de la langue française à Montréal, « c’est la possibilité de chaque individu de vivre en paix avec son voisin ». Or, si « l’homme blanc se trouve encore à l’heure actuelle sur le banc des accusés en raison de son attitude envers les gens de couleur », cela s’explique et se corrige, indique-t-il de sa curieuse voix étranglée.
Le racisme, d’abord et avant tout, est « une maladie qu’on doit constater », poursuit Lévesque. Et il faut « espérer qu’un jour on arrive à l’éliminer ».
Rompu à l’art de s’adresser à une foule, Lévesque est alors un journaliste connu, très connu. Il est à la veille de devenir un influent ministre libéral de Jean Lesage, puis cet homme d’État que l’on sait.
Lorsqu’il prononce, en février 1960, cette conférence intitulée « Le préjugé racial : la pire des maladies honteuses », Lévesque n’est pas le premier à se faire entendre devant le Cercle juif. Il semble néanmoins être un des rares, en homme de télévision qu’il est, à rester debout pour bien asseoir son propos.
Pourquoi parler aujourd’hui de ce Cercle juif de la langue française ? D’abord, parce que l’imprimé de cette organisation, son Bulletin diffusé de 1954 à 1968, vient d’être rendu entièrement disponible au public, en version électronique, grâce aux bons soins du programme de numérisation de BAnQ. Ensuite, parce que ce Cercle constitue, au Québec, le premier grand lieu « de rencontre entre juifs et francophones au XXe siècle », comme l’explique l’historien Pierre Anctil, professeur à l’Université d’Ottawa.

On y trouve, en condensé, comme nulle part ailleurs, les positions de bien des acteurs de l’histoire. Il y est question de culture, de relations internationales, d’éducation, de nationalisme, etc. Le Bulletin constitue, encore à ce jour, une mine d’or incontournable pour creuser l’histoire des relations entre les juifs francophones et les Canadiens français.
« Le Cercle juif de langue française condense à lui seul toute la complexité du rapport entre francophones et juifs ashkénazes à Montréal, avant la promulgation de la Charte de la langue française », avance Anctil, grand spécialiste de la communauté juive.
Ce Cercle est important, soutient aussi le professeur Jean-Philippe Croteau de la Tokyo University of Foreign Cultures, dans un mémoire. Il « démontre la difficulté qu’éprouvent les juifs de langue française à concilier leur dualité religieuse et culturelle dans le contexte québécois de cette époque, face à la montée du nationalisme culturel et territorial ».
Une institution pionnière
Dans les années d’après-guerre, cette institution tente de corriger une situation qu’est venu déplorer devant elle Bernard Mailhiot, un curé doublé d’un professeur de psychologie à l’université. Cette île de Montréal, dit Mailhiot, « n’est pas seulement une ville cosmopolite, c’est une ville d’insulaires, de groupes qui vivent isolés, séparés par des zones de silence ». Voilà ce que le Cercle entend contribuer à corriger.
« Quand la Seconde Guerre mondiale a pris fin, les dirigeants du Congrès juif canadien — presque tous basés à Montréal — se sont demandé comment ils pourraient entrer en communication plus soutenue avec la majorité de langue française », raconte Anctil. « Essentiellement, les juifs désiraient éviter la réapparition au Québec des manifestations d’antisémitisme qui leur avaient fait craindre le pire au cours des années 1930, notamment sous la forme des discours prononcés en public par Adrien Arcand », le chef de l’extrême droite canadienne dont les militants arboraient l’uniforme à croix gammée.
Le rapprochement
En 1948, Saul Hayes, le dirigeant principal du Congrès juif canadien, crée un comité appelé le Cercle juif de langue française. Pendant longtemps, explique Anctil, « c’est une coquille vide ». Personne dans ce Cercle ne parle français ou ne fréquente assidûment des francophones… Cela va changer radicalement avec l’arrivée à Montréal, en 1954, d’un juif d’origine irakienne. Il a 26 ans. Il s’appelle Naïm Kattan.
Le Cercle juif de langue française condense à lui seul toute la complexité du rapport entre francophones et juifs ashkénazes à Montréal, avant la promulgation de la Charte de la langue française
De langue maternelle arabe, francisé dans les écoles de l’Alliance israélite universelle, Kattan a étudié à l’Université de Bagdad, puis à Paris, à la Sorbonne. Il collectionne les rencontres — Camus, Gide, Mauriac, Claudel — avant d’abandonner cette vie française et son fidèle scooter Vespa pour immigrer au Canada.
À Montréal, Kattan « saisit tout de suite le potentiel du Cercle et entreprend des rencontres significatives », résume Anctil. Sous sa gouverne, ce Cercle va devenir le pré carré de rencontres majeures. En 1954, à la toute première rencontre publique, l’écrivain Yves Thériault parle de son roman Aaron. En délaissant enfin leur isolationnisme farouche, explique Thériault, « il devient tout à fait normal que certains d’entre nous jettent sur le pays un regard circulaire et, ce faisant, découvrent qu’il existe au Canada des groupements ethniques autres que le nôtre ». Son roman est né, précise-t-il, de l’écoute de musiques juives à la radio et de la curiosité suscitée par deux vieillards hébraïques croisés boulevard Saint-Laurent.
Le maire Jean Drapeau cite le Cercle juif comme exemple à suivre pour Montréal. Nous sommes en 1955. Drapeau tient désormais des propos fort éloignés de ceux qui animaient ses causeries corrosives à la radio durant la guerre. Montréal, dit-il, doit désormais être « un exemple d’unité dans la diversité », « de tolérance à l’égard de tous les citoyens sans distinction de race, de croyance ou de langage ».
Parmi les conférenciers, Roger Duhamel, le rédacteur en chef du quotidien La Patrie, de même que la journaliste Judith Jasmin, de Radio-Canada. André Laurendeau compte aussi au nombre des invités du Cercle juif. Il ne s’explique pas comment des propos antisémites peuvent encore jaillir, après la guerre, de la bouche d’enfants d’Outremont, le quartier où il a passé toute sa vie. Jean-Louis Gagnon, le directeur de La Presse, avance quant à lui que la société canadienne-française a trop longtemps refusé « à l’individu de ne pas être comme les autres, de ne pas être conformiste ». On croise là aussi des figures comme Elie Wiesel, le mime Marcel Marceau, la mezzo-soprano Sarah Fischer, Jean Gascon du Théâtre du Nouveau Monde, le sociologue Marcel Rioux et bien d’autres.
Quand le directeur de l’Office national du film, Pierre Juneau, discourt sur les progrès dans les communications, il soutient qu’ils ont été tels que « nous avons atteint — ou presque — l’époque des communications parfaites ». Y compris entre les groupes séparés par des zones de silence ?
En 1957, André Laurendeau, le rédacteur en chef du Devoir, invitera Naïm Kattan à collaborer au journal. Kattan va publier régulièrement dans Le Devoir jusqu’en 2015, soit pendant 58 ans.