Le mythe du bon Québec

Pour s’excuser, il faut commencer par reconnaître la faute, non ? Pour réconcilier les oppresseurs et les opprimés, il faut que les premiers avouent les torts faits aux seconds, non ? Pour reconstruire une mémoire collective partagée entre des communautés en tension, il faut bien un minimum de désir de mémoire, non ?
L’anthropologue Marie-Pierre Bousquet a écrit un article sur ces épineuses questions relativement aux pensionnats autochtones après avoir assisté pendant deux jours et demi aux travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR, 2007-2015) à Montréal en avril 2013. Les séances ouvertes avaient attiré très peu de médias québécois.
« Une étudiante m’a appris la date des travaux que je ne connaissais pas », raconte-t-elle maintenant en entrevue au Devoir, alors que la tragédie épouvantable des centaines d’enfants morts dans ces lieux d’enfermement et d’acculturation ressurgit dans l’actualité en même temps que l’enquête sur la mort de Joyce Echaquan.
« J’y suis allée et j’ai croisé une journaliste, mais elle était wendate. Il n’y avait absolument que des Autochtones dans l’assistance. Même les collègues n’y étaient pas et j’enseigne dans un département d’anthropologie. Il n’y a pas plus engagé qu’un anthropologue et on est les premiers sur les barricades. »
La professeure Bousquet de l’Université de Montréal a beaucoup étudié la question des pensionnats. Après la Commission, elle a codirigé un colloque et publié La blessure qui dormait à poings fermés, racontant l’histoire et les séquelles sur les quelque 13 000 enfants autochtones internés dans les « écoles résidentielles » du Québec. Au total, les pensionnats autochtones ont compté plus de 150 000 enfants entre 1880 et 1990. La découverte de dépouilles de 215 d’entre eux à Kamloops a produit un électrochoc qui, cette fois, a choqué le Québec comme le reste du Canada, et à vrai dire le monde entier.
Le passage (« très dur ») à la CVR a aussi stimulé la rédaction de La constitution de la mémoire des pensionnats indiens au Québec (Recherches amérindiennes au Québec, 2016). Le texte de Mme Bousquet porte sur la difficile intégration de l’histoire de ces pensionnats dans l’histoire collective nationale décrite comme « plus difficile au Québec qu’ailleurs au Canada ».
Le texte s’intéresse à la constitution de la mémoire autour des pensionnats, mais aussi à la refondation possible de cette histoire collective.
« Je ne veux pas faire de faux procès à qui que ce soit, mais j’ai déjà échangé avec des chercheurs en histoire ou dans d’autres disciplines qui niaient un peu le problème en disant qu’il y avait eu très peu de pensionnats au Québec et que les Québécois ont toujours été plus gentils que les autres, de bons colonisateurs, et que les Français étaient bien plus gentils que les méchants Anglais. Cette lecture a profondément marqué les gens ici, et je n’ai pas du tout le même regard. »
Portrait de l’oppresseur
Sa perspective postule plutôt que les opprimés (Canadiens français, puis Québécois) depuis la Conquête ont de la difficulté à se concevoir eux-mêmes en oppresseurs. « Je pense que ça reste une hypothèse extrêmement forte », dit la spécialiste en rappelant la difficulté de beaucoup de gens, et du gouvernement québécois en particulier, à admettre la notion de racisme systémique.
« Je n’ai pas changé d’avis sur le sujet. Il y a toujours cette idée que nous sommes fins ici et que la faute des pensionnats incombe au fédéral et aux religieux. Beaucoup de familles comptaient un religieux et il n’y avait pas que des religieux dans les pensionnats, où enseignaient aussi des laïcs. Je comprends bien que nous ne sommes pas responsables collectivement de choses du passé. Mais on en hérite et on doit être capables de regarder l’héritage en face. »
Le dédouanement par le rejet des fautes sur Ottawa et les communautés religieuses se double de la bien commode distanciation. Kamloops, c’est loin, alors que le pensionnat maudit était une création des Oblats, qui l’ont administré de 1890 à 1969. La congrégation française installée au Québec au milieu du XIXe siècle a dirigé la moitié de la quarantaine de pensionnats canadiens pendant plus de cent ans. Elle refuse d’ouvrir des portions de ses archives qui faciliteraient l’identification des corps trouvés en Colombie-Britannique.
Je comprends bien que nous ne sommes pas responsables collectivement de choses du passé. Mais on en hérite et on doit être capables de regarder l’héritage en face.
« C’est trop facile de se décharger des responsabilités sur les Oblats, qui ont énormément de choses à se reprocher par ailleurs. Il faut regarder clairement les relations entre Autochtones et allochtones pour avancer. Il faut enseigner autrement cette histoire. Il faut aussi sortir du champ émotionnel. Moi aussi j’ai le cœur brisé, mais si on reste uniquement dans le registre de l’émotionnel, il ne va rien se passer. »
La vérité en face
Marie-Pierre Bousquet souhaite la création de monuments aux victimes dans les grandes villes canadiennes comme le recommandait la Commission de vérité et réconciliation, et non pas seulement sur les sites de pensionnats, « sinon on les verra jamais ». Elle voudrait bien importer ici des pratiques éprouvées, par exemple pour enseigner la Shoah aux élèves et pour mieux former les enseignants eux-mêmes. Et l’anthropologue milite évidemment pour la construction d’un récit juste et honnête sur ces années noires.
« Il faut comprendre ce qui s’est passé, sans cacher les horreurs, en les situant dans leur contexte. Il ne faut pas être anesthésié par cette tragédie de plus dans un monde qui les accumule constamment. Des massacres, on en voit partout. Il faut comprendre comment nous en sommes arrivés là. »
Le nouveau récit englobant et partagé ne devrait pas non plus généraliser ce qui est arrivé ici ou là. Il faut nuancer les récits des 139 pensionnats, dit-elle, alors que pour l’instant, les médias semblent relayer l’idée que tout s’est passé de la même manière partout.
« C’est un exercice subtil et très difficile, dit la professeure. Mais on ne peut pas se réconcilier avec quelqu’un que l’on connaît mal. »
Toutes ces critiques formulées, Mme Bousquet fait aussi remarquer que les perspectives changent dans la société. Le mythe tenace du bon Québécois (comme on disait « bon Sauvage » pour idéaliser les humains réputés vivre selon la nature) s’effrite lentement. Radio-Canada a créé Espaces autochtones pour mieux suivre l’actualité des Premières Nations. Pour toi Flora, série pionnière de fiction sur les pensionnats, écrite et réalisée par la Mohawk Sonia Bonspille, sera en ondes au printemps 2022.
La professeure Bousquet vient elle-même de diriger une thèse de doctorat en recherche création qui a pris la forme de la bande dessinée C’est le Québec qui est né dans mon pays, publiée chez Écosociété. L’autrice, Emmanuelle Dufour, y raconte son parcours de découverte des Premières Nations.
« J’ai eu beaucoup de discussions avec Emmanuelle. Elle m’a souvent dit avoir honte de ne rien savoir sur ce sujet. Les nouvelles cohortes en savent déjà un peu plus que les étudiants que j’ai eus il y a vingt ans et qui ne connaissaient rien de communautés parfois toutes proches de l’endroit où ils avaient été élevés. »
Des lieux de triste mémoire
Des pensionnats recevant des enfants autochtones ont existé avant 1867. La création de la Confédération canadienne a généralisé le modèle du « pensionnat indien ». Il y a eu officiellement 139 de ces établissements consacrés à l’acculturation des jeunes pendant plus d’un siècle à partir des années 1880. Une loi fédérale de 1920 a rendu l’inscription obligatoire pour les enfants autochtones de 7 à 15 ans. La majorité des écoles étaient administrées par des communautés religieuses.
Le Québec a suivi le mouvement à partir de 1930 et a fermé ces pensionnats dans les années 1970. L’article de la professeure Marie-Pierre Bousquet de l’UdeM La constitution de la mémoire des pensionnats indiens au Québec (2016) liste six pensionnats indiens et quatre foyers fédéraux pour les Inuits : Fort George (anglican, St. Phillip’s), Fort George (catholique, St. Joseph, ou Résidence Couture, ou Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus), Amos (Saint-Marc-de-Figuery), La Tuque, Pointe-Bleue et Sept-Îles (Notre-Dame-de-Maliotenam) pour les pensionnats ; George River (Kangiqsualujjuaq), Great Whale River (Poste-de-la-Baleine, Kuujjuarapik-Whapmagoostui), Payne Bay (Bellin, Kangirsuk) et Port Harrison (Inukjuak) pour les foyers fédéraux.
La mémoire de ces lieux d’enfermement par les survivants a commencé à se constituer tôt au Québec, dès les années 1970, mais sans véritable impact dans la société blanche. La Commission de vérité et réconciliation du Canada (2007-2013) a « largement aidé à la libération de cette parole », note encore la professeure Bousquet dans son article.
Marie-Pierre Bousquet est d’origine française. Elle a fait ses premières études universitaires à l’UdeM et à l’université Laval au tournant des années 1990, puis un an de terrain pour son doctorat en 1996. « Dans les cours sur les Autochtones, on était en grande majorité des Européens, raconte-t-elle. Quand je suis devenue prof, j’avais encore pas mal de Français dans mes cours, mais aussi de plus en plus de Québécois. Dans mon centre de recherche, on entend encore pas mal d’accents d’Europe, mais il y a de plus en plus de Québécois. »
Stéphane Baillargeon
Une version précédente de ce texte, qui mentionnait 39 pensionnats plutôt que 139, a été modifiée.