Ce qui s'est passé le jour de la mort de Joyce Echaquan

Carol Dubé et sa fille, Marie Wasianna Echaquan Dubé, en marge des audiences publiques sur la mort de Joyce Echaquan, respectivement leur conjointe et mère.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Carol Dubé et sa fille, Marie Wasianna Echaquan Dubé, en marge des audiences publiques sur la mort de Joyce Echaquan, respectivement leur conjointe et mère.

La vidéo diffusée par Joyce Echaquan juste avant son décès à l’hôpital de Joliette a semé la consternation et l’indignation au Québec. Depuis le 13 mai, l’enquête publique de la coroner Géhane Kamel lève le voile sur ce qui s’est passé à l’urgence lors de son hospitalisation. Le Devoir a refait le fil des événements à partir de la quarantaine de témoignages entendus jusqu’à présent.

Le 26 septembre 2020, Joyce Echaquan appelle l’ambulance pour des douleurs au ventre. Elle arrive à l’hôpital de Joliette à 23 h. L’urgentologue Mahée Boisvert prescrit un « Pink Lady », soit un mélange de Xylocaïde et de Maalox, de même que du Pantoloc et de la morphine. Elle confie la patiente au gastro-entérologue Jean-Philippe Blais.

Ce dernier rencontre Mme Echaquan à son arrivée le lendemain matin, soit le dimanche 27 septembre. Il consulte le dossier : la femme de 37 ans, mère de sept enfants, souffre de diabète et de problèmes cardiaques. Elle porte un défibrillateur. Le dossier indique également que la patiente a un « trouble de personnalité limite » et une « possible dépendance aux narcotiques ».

Il pose les questions d’usage. Lapatiente répond qu’elle consomme du cannabis sur une base régulière et qu’on lui avait prescrit des narcotiques dans le passé, mais qu’elle ne les prend plus, car elle craint que ça ait un effet sur sa santé à long terme.

Le médecin constate que plusieurs tests ont été effectués lors de visites antérieures et prescrit une colonoscopie pour le lendemain. C’est, selon lui, le « seul test pertinent » qui n’a pas encore été fait.

Dans la journée, Joyce Echaquan appelle son conjoint pour le rassurer, l’informant qu’elle va mieux.

En soirée, le Dr Blais reçoit un appel d’une infirmière qui lui indique que la patiente est « très agitée et qu’elle vient de se jeter en bas de sa civière ». Elle évoque un « geste théâtral ».

Le médecin revient à son chevet et diagnostique un « état de sevrage aux narcotiques ». Il prescrit alors une dose de 5 mg de morphine pour diminuer les effets du sevrage. Il refuse la prise en charge et dirige plutôt la patiente vers un médecin généraliste et une intervenante du centre de réadaptation en dépendance pour que ceux-ci puissent établir un plan de sevrage avec la patiente.

Cette nuit-là, Joyce Echaquan n’a pas de médecin attitré. Des infirmières sont toutefois à son chevet. À la demande de la patiente, qui est agitée, elles la mettent sous contention pendant une heure et lui administrent de la morphine. La patiente se calme.

Jour fatidique

 

Le lundi 28 septembre, jour de la mort de Joyce Echaquan, c’est la généraliste Jasmine Thanh qui arrive au chevet de la patiente vers les 8 h.

Lorsqu’elle voit la patiente qui est stable, assise sur le bord de son lit et sans douleur, la Dre Thanh la questionne pour savoir ce qui s’est passé la veille. « Elle m’a répondu : “Quand je suis en sevrage, je me mets à crier, je m’agite, ne me reconnais plus. Je shake et je demande qu’on me contentionne.” C’était la première fois que j’entendais un patient qui demandait à être contentionné. »

Avant de partir, vers 8 h 45, la médecin passe un accord avec Mme  : elle va signer son congé après sa colonoscopie, prévue dans l’après-midi, mais « sans morphine » cette fois.

Dans la matinée, Joyce Echaquan discute avec sa voisine de civière, Annie Desroches. « Elle était très gentille, cohérente, calme, raconte celle-ci. Elle disait qu’elle avait reçu trop de morphine. Elle affirmait qu’elle ne voulait plus de cette cochonnerie de médicaments de merde. »

Vers 10 h, Mme Echaquan reçoit un appel d’une intervenante du centre de réadaptation en dépendance, comme prescrit la veille par le gastro-entérologue. Sa médecin traitante, la Dre Thanh, est informée que Mme Echaquan n’a pas de problème de dépendance et qu’aucune intervention n’est nécessaire.

« C’est là que tout s’est mis à [dérailler] », affirme la Dre Thanh.

« Aidez-moi, j’ai mal »

Un peu après 10 h, Joyce Echaquan se met à crier et à se tordre de douleur. Sa voisine de civière ne sait plus quoi faire. « Elle criait : “Aidez-moi, j’ai mal !” » relate-t-elle. En tentant de se retourner, la patiente fait une chute. « Elle s’est retrouvée au sol sur le dos. Une infirmière est venue lui demander si elle s’était cogné la tête, si elle était capable de se relever. Joyce a dit non, laissez-moi le temps. Une autre a dit : “Elle s’est jetée à terre, tu sais bien !” Moi, j’étais traumatisée à côté. »

Le personnel tient des propos condescendants, relate la voisine. L’infirmière note au dossier que la patiente a fait une « chute intentionnelle ». Le personnel estime que ses cris sont dus à son sevrage.

« On l’entendait de très loin, raconte une préposée. Quand j’ai vu Mme Echaquan, elle était à genoux dans sa civière, elle criait et se tapait la tête sur le mur. Je ne comprenais pas ce qu’elle criait, c’était en atikamekw. J’ai essayé de la rassurer, mais elle n’était vraiment pas là. Tu voyais, dans ses yeux, c’était vide. »

L’infirmière appelle alors la Dre Thanh. « J’étais au téléphone et je l’entendais crier, raconte la médecin. Ce n’était pas des cris de douleur, mais de grande agitation. La patiente ne collaborait pas du tout. L’infirmière disait qu’elle se lançait par terre dès qu’elles essayaient de l’approcher et qu’elle essayait de les frapper. À ce moment-là, j’avais des critères pour la mettre en contention. »

Le personnel transfère Joyce Echaquan dans une salle d’isolement insonorisée — l’alcôve 10 —, où on lui administre 5 mg d’Haldol dans la fesse. Il s’agit d’un calmant utilisé comme contention chimique. À ce moment, Mme Echaquan collabore, mais elle est encore agitée.

Vidéo

 

Peu de temps après, une préposée voit que Mme Echaquan est au sol près de la salle de bain. « La patiente disait qu’elle voulait mourir, elle ne voulait pas coopérer, elle agissait comme une enfant qui fait une crise », raconte une infirmière appelée au chevet de Mme Echaquan.

L’une change les draps qui sont souillés et tente de remettre le soluté en place. Une autre tente de savoir si Mme Echaquan s’est blessée pendant qu’une troisième personne va chercher des sangles supplémentaires pour faire une contention physique.

Quelque part, dans ce brouhaha, vers 10 h 30, Mme Echaquan commence à se filmer. Elle demande à son conjoint de venir la chercher et affirme être surmédicamentée. C’est là qu’on entend une infirmière et une préposée tenir des propos condescendants. Lors de leur témoignage devant la coroner, la première indique avoir tenu ces propos dans une intention « bienveillante » pour ramener la patiente à la réalité, la deuxième reconnaît avoir été « super méchante » et s’excuse pour ses propos, évoquant un événement isolé dû au surmenage.

Lorsqu’elle constate qu’elle est filmée, l’infirmière efface la vidéo. Elle est en panique lorsqu’une préposée revient avec le matériel demandé. Le personnel informe alors l’infirmière-chef qu’une vidéo circule. Puis chacun retourne à ses affaires, les unes en dîner, les autres sur le plancher.

Sans surveillance

 

C’est une candidate à l’exercice de la profession infirmière (CEPI) qui est officiellement responsable de Mme Echaquan à ce moment. Celle-ci n’a pas encore passé son examen de l’ordre des infirmières, mais elle a tout de même à sa charge cinq patients, en plus des cinq autres patients de sa collègue partie dîner.

Or, lorsqu’on fait une contention physique — associée à une contention chimique dans ce cas-ci —, le protocole exige une surveillance en permanence du patient. Vu sa condition, la patiente devrait également être branchée à un moniteur cardiaque, ce qui n’est pas fait.

La CEPI demande l’aide d’une préposée, qui refuse car elle est seule pour s’occuper de 38 patients. La jeune infirmière multiplie les démarches pour trouver une façon d’assurer la surveillance, en vain.

Pendant ce temps, la vidéo de Joyce Echaquan circule. La fille de Joyce, Maria Wasianna Echaquan Dubé, arrive rapidement à l’hôpital, car elle est déjà à Joliette. Elle retrouve sa mère dans la salle d’isolement : celle-ci a les lèvres pâles et semble très mal en point.

Du personnel entre dans la chambre pour prendre les signes vitaux, mais personne ne semble s’inquiéter outre mesure de l’état de la patiente. On tient pour acquis qu’elle est dans un état de somnolence à cause de la contention chimique. Maria Wasianna, elle, ne comprend pas comment l’état de sa mère, qui semblait bien en vie dans une vidéo tournée quelques dizaines de minutes plus tôt, a pu se détériorer si rapidement.

Réanimation

 

Lorsqu’une préposée d’expérience entre dans l’alcôve 10, elle constate que Joyce Echaquan est en arrêt cardiorespiratoire. Elle transfère la patiente en salle de réanimation, où la Dre Thanh dirige les opérations. Cette dernière ordonne l’arrêt des manœuvres à 12 h 44, après 45 minutes de massage cardiaque. La préposée s’effondre en pleurs. Une témoin civile entend : « On va avoir la paix, elle est morte. »

Pendant tout ce temps, la famille téléphone à l’urgence pour savoir ce qui se passe. La fille de Mme Echaquan, qui n’a pas accès à la salle de réanimation, attend dehors. Barbara Flamand, l’agente de liaison atikamekw qui travaille pour l’hôpital, tente en vain d’obtenir des informations. Jemima Dubé, qui cherche sa belle-sœur, se retrouve dans la salle de la famille. C’est là que la Dre Thanh vient lui annoncer, une dizaine de minutes plus tard, le décès de Joyce Echaquan.

Vers 17 h, la Dre Thanh rencontre la famille, qui s’est réunie à l’hôpital. Elle leur indique que la patiente avait un cœur faible et qu’ils ont tout tenté pour la sauver. La famille demande une autopsie. On apprendra des mois plus tard qu’elle est décédée d’un œdème pulmonaire et que son décès aurait pu être évité.

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