Autochtones et soins de santé: l’affaire Joyce Echaquan, loin d’être un cas isolé
Ils forment ensemble une toile de récits invisibles, qui ne laissent souvent aucune trace dans les instances officielles, mais qui les marquent pour toujours. Au cours des derniers mois, une vingtaine d’Autochtones répartis dans la quasi-totalité des nations du Québec — et dans une douzaine de communautés situées à des centaines de kilomètres les unes des autres — ont raconté au Devoir les mauvaises expériences qu’ils ont vécues quand ils sont allés chercher des soins de santé.
Ignorés malgré leurs appels à l’aide, criblés d’insultes quand ils réclamaient des soins : ils ont raconté leurs passages traumatiques dans le réseau québécois de la santé, où se multiplient les chocs — grands et petits — jusqu’à briser la confiance de communautés entières.
Dans sa pratique comme dans sa vie privée, le chirurgien innu Stanley Vollant a recueilli plusieurs de ces récits dramatiques de la part d’Autochtones. « Je n’y croyais pas », admet-il en entrevue. « Les histoires qu’on me racontait, je pensais qu’elles étaient tirées par les cheveux. Mais rétrospectivement, je pense que c’était vrai. […] L’affaire Echaquan m’a fait tomber en bas de mon piédestal. Je pense qu’on a de sérieuses questions à se poser. »
Pour lui, comme pour la dizaine d’experts avec qui Le Devoir a parlé, le cas de Joyce Echaquan, une femme atikamekw morte sous les insultes racistes du personnel de l’hôpital de Joliette en septembre 2020, n’a rien d’isolé. Mais puisque aucune instance en santé ne recense les situations de discrimination liées à l’origine ethnoculturelle (Le Devoir y reviendra demain), la preuve de leur existence repose encore sur les épaules de ceux qui osent briser le silence.
« Traumatisée »
Marie (nom fictif), une Atikamekw de 5 ans qui vit à Wemotaci, est « traumatisée » depuis son hospitalisation à La Tuque il y a sept mois, raconte sa famille.
« Elle se met en mode panique chaque fois qu’elle entend les mots hôpital et médecin », dit sa tante, qui a demandé qu’on ne donne pas le nom de l’enfant afin qu’elle ne soit pas associée à cette histoire en vieillissant. « Elle est devenue très “insécure”. Elle s’isolait, elle prenait du poids — elle mangeait ses émotions — et elle avait peur. »
En octobre dernier, la petite souffrait d’impétigo et avait le cuir chevelu plein de gales. Comme les traitements prescrits par le dispensaire de santé de Wemotaci ne fonctionnaient pas, sa mère s’est rendue à l’urgence de l’hôpital de La Tuque, à près de deux heures de route, sur un chemin de terre emprunté par les camions forestiers.
Le médecin a imposé un rasage des cheveux et a indiqué au dossier que l’enfant n’avait pas pris de bain depuis deux ans, une information « non fondée et diffamatoire » selon la mère. Il a demandé une évaluation à une travailleuse sociale de la Direction de la protection de la jeunesse, qui a rencontré la mère et déterminé qu’il n’était pas pertinent de faire un signalement.
En se penchant au-dessus de la tête de Marie, un infirmier aurait lancé un « ouach ! » que la petite, qui comprend le français, a entendu, explique la tante. Le personnel aurait appliqué le traitement contre les poux directement sur les gales, et l’aurait laissé agir pendant plus d’une heure, ajoute-t-elle. « Ça lui a causé beaucoup de douleur, ça chauffait, l’enfant pleurait. »
La famille a porté plainte au CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec (MCQ). La commissaire aux plaintes a confirmé que le traitement contre les poux a été gardé sur la tête de la petite fille beaucoup plus longtemps que les dix minutes indiquées dans les recommandations d’usage.
Sa réponse, que Le Devoir a pu consulter, donne les différentes versions des faits : celle de la mère et celle du personnel, qui sont contradictoires sur certains points. Ainsi, le personnel ne se souvient pas d’avoir dit « ouach », mais reconnaît avoir eu « de la difficulté à supporter l’odeur et la vue des plaies ». Le médecin affirme quant à lui avoir inscrit que Marie n’avait pas reçu de bain depuis deux ans parce que c’est la réponse qu’il avait entendue lorsqu’il a posé la question à la mère.
Selon la commissaire aux plaintes de l’établissement, les membres du personnel « affirment avoir prodigué des soins attentionnés et respectueux [et] se sont dits très peinés en apprenant l’impact qu’avait eu leur approche sur [la mère et sa fille]. » Elle a fait plusieurs recommandations visant à améliorer la qualité des soins.
Interpellé par Le Devoir à ce sujet, le CISSS-MCQ n’a pu commenter le dossier précis, mais a tout de même fourni une liste des actions lancées à la suite des recommandations de la commissaire aux plaintes. Une « formation de sécurisation culturelle » a notamment été offerte au personnel de l’urgence, et le CIUSSS a embauché une seconde interprète atikamekw.
« Ils nous ont envoyé une lettre d’excuses qui est loin d’être une lettre d’excuses, soupire la tante de Marie, en entrevue sur Zoom avec la mère et la grand-mère de la jeune fille. C’est une minimisation totale. »
De nombreux allers-retours
Chez les Atikamekw de Manawan, dans Lanaudière, le sort réservé à Joyce Echaquan a ravivé les mauvais souvenirs et a fait naître, chez certains, un désir de briser le silence. Au total, 13 membres des trois communautés atikamekw du Québec — Manawan, Obedjiwan et Wemotaci — ont accepté de partager leurs histoires avec Le Devoir. Certains de leurs récits ont déjà été médiatisés.
À cinq reprises en 2017, Allan Flamand a parcouru le dangereux chemin forestier qui relie Manawan à Saint-Michel-des-Saints, pour ensuite faire une autre heure de route jusqu’à l’hôpital de Joliette. L’homme, qui souffrait de maux de dos, raconte avoir été renvoyé à la maison avec des antidouleurs à chacune de ses visites.
« Ils disaient que ça ne se pouvait pas que j’aie mal comme ça. Il y en a même un qui a dit que je venais juste chercher du Dilaudid [un dérivé de morphine utilisé contre la douleur], comme si j’étais accro. […] Tout ce que je voulais, c’est qu’ils me guérissent ! » raconte-t-il.
Son frère Brad, qui a entendu l’échange avec le personnel soignant, a décidé de l’emmener à l’hôpital de Trois-Rivières, où Allan Flamand a finalement été opéré d’urgence. « J’avais une hernie discale, une entorse lombaire et le nerf sciatique coincé, tout ça ensemble », énumère ce dernier.
En entrevue au Devoir, au mois d’avril, Allan Flamand avoue qu’il a recommencé à avoir des douleurs récemment, mais qu’il hésite avant de retourner à l’hôpital, car il n’a plus confiance dans le système de santé. « Je ne me presse pas, avec l’expérience que j’ai vécue… », laisse-t-il tomber.
Ils disaient que ça ne se pouvait pas que j’aie mal comme ça. Il y en a même un qui a dit que je venais juste chercher du Dilaudid [un dérivé de morphine utilisé contre la douleur], comme si j’étais accro. [...] Tout ce que je voulais, c’est qu’ils me guérissent !
En 2016-2017, Roland Nequado, 55 ans, s’est lui aussi rendu à l’hôpital de Joliette pour des douleurs au ventre. Après quatre ou cinq visites, lorsqu’il a commencé à avoir du sang dans les selles, un médecin lui aurait fourni une ordonnance pour passer une endoscopie. Sa femme, Janis Ottawa, raconte qu’il a appelé l’hôpital à plusieurs reprises. Chaque fois, on lui aurait dit qu’il aurait des nouvelles quand ce serait son tour.
L’état de M. Nequado s’est détérioré, au point qu’il a dû retourner à l’urgence. Sur place, on lui aurait indiqué que sa demande pour une endoscopie avait été perdue. « Lui, il était persuadé que c’était à cause de son nom, à cause qu’il venait de Manawan, qu’ils n’avaient pas fait attention à sa requête », soupire sa femme au téléphone.
Le diagnostic est tombé : cancer du côlon. Roland Nequado a fait des traitements de chimiothérapie, mais il était trop tard. Mme Ottawa n’aura jamais de preuve que son mari est mort en raison de la négligence du personnel, mais elle ne peut s’empêcher d’y penser. « C’est ça ma colère des fois : si cette requête était tombée entre les mains d’une personne plus attentionnée, plus professionnelle, peut-être qu’il serait en vie aujourd’hui », dit-elle.
Depuis, Janis Ottawa ne va plus à l’hôpital de Joliette. Le lien de confiance est brisé. De Manawan, elle préfère rouler pendant près de quatre heures pour se rendre à l’hôpital de Trois-Rivières, où elle se sent plus en sécurité et mieux accueillie.
À son avis, le racisme se traduit même dans les petits détails. « Chaque fois qu’on venait pour un traitement, on faisait la file et la personne devant nous se faisait accueillir par un beau : “bonjour, ça va bien ?” Et quand c’était notre tour, on ne nous posait pas cette question », se rappelle-t-elle. « Peut-être qu’ils se connaissent tous à Joliette et que c’est pour ça qu’ils se saluent comme ça, mais quand même, nous sommes des humains nous aussi… »
Interpellé au sujet de cette histoire, le CISSS de Lanaudière n’a pas pu commenter ce cas précis pour des raisons de confidentialité. Il a toutefois souligné que la « sécurisation culturelle est au cœur [de ses] priorités ».
« À quoi ça sert ? »
Les Atikamekw ne sont pas les seuls à rapporter qu’ils ne sont pas pris au sérieux lorsqu’ils ont besoin de soins de santé. À Kawawachikamach, à 500 kilomètres au nord de Sept-Îles, l’infirmière naskapie-crie Glenda Sandy observe une forme de découragement. « J’entends souvent : […] à quoi ça sert [de consulter] ? Ils vont nous donner des Tylenol et nous retourner à la maison jusqu’à ce que ça empire », dit-elle.
Non loin de là, à Matimekush-Lac John, le chef et ex-pilote Réal McKenzie dit avoir évacué des Innus et des Naskapis dont les problèmes de santé auraient été minimisés par du personnel hospitalier. « Moi, je me suis plaint aux médecins. [Je leur ai dit :] on dirait que vous prenez ça à la légère, la santé des Innus », lance-t-il. « Il y a des gens qui ont pris les moyens financiers de se déplacer, et ils se font dire qu’ils n’ont rien, que ça va passer. »
La crainte de se rendre à l’hôpital et la manière dont les maux de certains Autochtones sont minimisés peuvent avoir des conséquences graves, constate également le Dr Stanley Vollant. « On n’a pas d’étude exacte, mais plusieurs personnes croient que le retard dans le diagnostic du diabète, qui est souvent de sept à dix ans par rapport à la population générale, peut être en partie expliqué par cette insécurité culturelle », dit-il en évoquant les craintes des Innus de Pessamit, nombreux à éviter l’hôpital de Baie-Comeau, où il a déjà travaillé. « Les gens ne consultent pas, parce qu’ils n’ont pas confiance dans le système médical en place », affirme-t-il.
Cette peur traverse les communautés et les territoires. À 950 kilomètres de Baie-Comeau, l’ex-chef de Kitigan Zibi Gilbert Whiteduck observe exactement la même chose que le Dr Vollant. « Il y a des cas où les personnes évitent d’aller à l’hôpital ou deviennent tellement nerveuses d’y aller qu’elles en sont malades », remarque-t-il.
Au terme de sa commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, en 2019, le juge à la retraite Jacques Viens a fait un constat sans appel. « Les voix entendues sont assez nombreuses pour affirmer que les membres des Premières Nations et les Inuits ne se sentent pas en sécurité lorsque vient le temps de mettre leur santé entre les mains des services publics », a-t-il écrit dans son rapport.
Traitements indignes
Dans sa maison de Kanesatake, Winston Soenrese Nelson est calme dans son fauteuil roulant. Le vieil homme mohawk fixe la fenêtre de ses yeux bleu-vert. Il semble loin. Triste. Sa femme des trente dernières années, Cheryl Scott, désigne les photos sur le mur : « Regardez, il y avait de la lumière dans ses yeux avant, dit-elle. Depuis qu’il est revenu de l’hôpital, ses yeux sont tristes. »

Le 30 décembre dernier, il a été hospitalisé à l’hôpital de Saint-Eustache, à une trentaine de kilomètres de chez lui, pour des problèmes de cœur. Cheryl a plié ses vêtements et son manteau d’hiver et les a mis dans de petits sacs, comme on le lui avait demandé.
Quelques jours plus tard, un médecin a appelé Mme Scott : « Votre mari est en train de mourir, vous devriez venir le chercher », lui aurait-il dit. Comme elle n’a pas de voiture et que son mari se déplace en fauteuil roulant, elle a organisé un transport en taxi adapté pour le ramener chez eux le lendemain.
Le matin de son retour, le 6 janvier, Mme Scott a téléphoné trois fois à l’hôpital pour s’assurer que tout était en ordre. La température était au-dessous de zéro, ce jour-là, précise-t-elle. « Lorsque le taxi est arrivé, le chauffeur, Robert, n’arrêtait pas de s’excuser. Je ne comprenais pas pourquoi. C’est alors qu’il m’a tendu les deux sacs avec les vêtements de mon mari. Puis il a sorti mon mari, qui était en jaquette d’hôpital », dit-elle. « La jaquette était tout ouverte sur le côté, on voyait sa jambe nue. Et sa couche était complètement souillée. J’ai pleuré tellement ça m’a fait de la peine de le voir comme ça. »
Cheryl Scott a pris des photos de l’événement. « Il a été traité comme un chien », s’indigne-t-elle en montrant les images au Devoir. « Depuis qu’il est revenu pratiquement tout nu, Winston se réveille souvent la nuit en hurlant : “j’ai froid” », rage-t-elle.
Mme Scott avait gardé la carte professionnelle du chauffeur de taxi dans un tiroir. Quand Le Devoir l’a joint, Robert Leblanc a dit se souvenir d’avoir récupéré M. Nelson « sur le bord de la porte, pas habillé, avec une petite jaquette sur lui ».
Les gens ne consultent pas, parce qu’ils n’ont pas confiance dans le système médical en place.
Dans une réponse transmise au Devoir, le CISSS des Laurentides a reconnu que « l’accompagnement offert lors du congé de M. Soenrese Nelson n’était pas adéquat et manquait de sensibilité ». L’équipe des relations médias du CISSS affirme avoir mené une enquête interne et présenté des excuses à la famille. « Les conclusions de l’enquête ne tendent en rien vers une quelconque discrimination liée à l’usager, mais établissent plutôt un lien avec le manque d’expérience du personnel présent ce jour-là », a fait savoir un porte-parole.
Cheryl Scott a tout de même entamé des démarches pour déposer une plainte formelle au CISSS. Après des mois d’allers-retours de téléphones et de correspondances, elle a finalement reçu une confirmation que sa plainte était en traitement. « C’est un jeu de patience », résume la femme, qui a aussi raconté son histoire à CTV et au journal mohawk The Eastern Door.
« Vous pis vot’ gang »
De retour à Joliette. Sur le mur du salon de Louise Newashish, une toile en papier doré représente le visage de son père, Edmond Moar. « C’est encore dur, il me manque beaucoup », soupire la femme atikamekw en serrant le cadre contre son cœur. M. Moar, un résident de Manawan, est décédé en mai 2016 des suites d’un cancer de la prostate, à l’âge de 80 ans.

Lorsqu’il a commencé à avoir des douleurs, à l’automne 2015, sa famille s’est mobilisée pour qu’il accepte de passer des tests à l’hôpital de Joliette. « Ça a été dur de le convaincre, explique Mme Newashish. On a toujours eu peur d’aller à l’hôpital [de Joliette] parce qu’on savait qu’on n’était pas les bienvenus. »
Le séjour du vieil homme à l’hôpital s’est étiré sur environ une semaine. Un soir, sept membres de la famille étaient à son chevet. « L’infirmière s’est pointée en vociférant que le nombre de visiteurs était limité, que nous devions partir, que c’est elle qui décidait ici, le tout sur un ton agressif, irrespectueux, sans aucune marque de courtoisie. Elle s’adressait à nous en nous disant “vous pis vot’ gang” », a écrit le fils de M. Moar, Cidéric, dans une plainte officielle adressée à la commissaire de l’hôpital. « Au lieu de profiter du moment avec [mon père] et de vivre ma peine, je suis plutôt demeuré avec un sentiment d’insécurité, pour moi, mais encore plus pour mon père », écrit-il.
Selon sa famille, M. Moar a été « traumatisé » par son séjour à l’hôpital. Il a raconté qu’une infirmière avait tiré ses parties génitales en le pressant d’uriner dans un petit pot. Louise Newashish a entendu son père crier « ayoye ! ». « Il a dit : “elle m’a fait mal. [Je] ne reste pas une minute de plus ici” », relate-t-elle.
Malgré son cancer, M. Moar n’aurait jamais remis les pieds à l’hôpital. « C’est sûr qu’avec le cancer, on ne sait jamais, mais peut-être qu’on l’aurait gardé encore quelques années s’il avait accepté de se faire soigner », avance sa fille.
Son mari et elle auraient également vécu des épisodes bouleversants à l’hôpital de Joliette. Et il n’y a pas que ça. La femme atikamekw dit avoir essuyé des refus lorsqu’elle a tenté de louer un appartement à Joliette pour être près de son mari, qui y recevait des soins. « Un propriétaire qui nous avait donné rendez-vous nous a dit que c’était déjà loué lorsqu’on est arrivé sur les lieux. Un autre nous a répondu franchement : “On ne loue pas aux Autochtones”. »
L’infirmière s’est pointée en vociférant que le nombre de visiteurs était limité, que nous devions partir, que c’est elle qui décidait ici, le tout sur un ton agressif, irrespectueux, sans aucune marque de courtoisie. Elle s’adressait à nous en nous disant “vous pis vot’ gang”.
Mme Newashish souffre aussi des commentaires déplacés qu’elle dit recevoir lorsqu’elle va à l’épicerie ou au centre commercial à Joliette. Elle raconte quelques exemples et fait travailler sa mémoire. Un long silence s’installe. « Il y a des choses qu’on préfère oublier », soupire-t-elle.
Le CISSS de Lanaudière a été informé de toutes les histoires que rapporte Le Devoir. Sa porte-parole, Pascale Lamy, a dit ne pas pouvoir « partager des informations spécifiques aux dossiers des usagers ». Elle a affirmé que le CISSS prenait « très au sérieux les plaintes » qu’il reçoit et elle a affirmé que les suivis nécessaires seraient effectués si des plaintes formelles étaient déposées. Le CISSS a sévi auparavant en congédiant des infirmières de Joliette qui auraient tenu des propos racistes, tant à l’hôpital qu’au CLSC.
À propos des visites familiales, Pascale Lamy a rappelé que la directive du CISSS de Lanaudière les autorise pour les personnes en soins de fin de vie. « Elles sont sans limites pour les enfants et le conjoint de la personne. Deux personnes significatives peuvent également être autorisées si la personne est sans conjoint et sans enfant », a-t-elle précisé.
Trop de visiteurs
Il semble pourtant que les consignes ne soient pas appliquées de la même façon pour tout le monde. Des membres de la famille de Samuel Dubé, un Atikamekw de Manawan, ont eux aussi raconté s’être fait « mettre dehors » au moment d’aller le visiter à l’hôpital de Joliette, sous prétexte qu’ils étaient trop nombreux.
M. Dubé est décédé en 2014, à l’âge de 73 ans. Mais encore aujourd’hui, ses enfants ressentent de la colère et de la peine en repensant à ses derniers jours. Sa fille Nathalie se rappelle les longues heures passées sur le chemin cahoteux de Manawan pour se rendre à son chevet à Joliette : deux heures trente à l’aller, autant au retour. Tant de route pour des visites trop souvent écourtées par des gens qui, dit-elle, l’expulsaient de l’hôpital au bout de quelques minutes. « Ça m’a brisé le cœur, soupire le fils de M. Dubé, Sylvain. J’ai senti qu’on ne nous a pas respectés et qu’on n’a pas respecté mon père. »
Jolianne Ottawa a elle aussi vécu des heures difficiles avant le décès de sa grand-mère à l’hôpital de Joliette, en 2005. « L’infirmière bougonnait, elle n’était pas contente et elle nous le faisait savoir : elle soupirait fort, elle disait : “il y a bien trop de monde icitte”. C’était épouvantable. »
Elle se demande pourquoi les hôpitaux ne prévoient pas le coup. « On est des grosses familles : quand le médecin nous demande de rassembler la famille, ce n’est pas deux ou trois enfants. Juste moi, j’en ai quatre ! […] C’est ça, offrir la sécurisation culturelle dans les soins. Ils le savent, qu’on va arriver à plusieurs. Qu’ils s’adaptent ! » demande-t-elle.
Gilbert Whiteduck, qui a siégé pendant trois ans au conseil d’administration du CISSS de l’Outaouais, parle d’hôpitaux qui ne sont « pas équipés pantoute » pour accueillir de grandes familles, plus communes chez les Autochtones. « Parfois, quand un proche est mort, les familles lavent le corps avec de l’eau et du cèdre. Mais l’hôpital n’est pas équipé pour avoir cinq ou six personnes dans une pièce pour faire ça. Donc l’hôpital ne sait pas quoi répondre, et ils disent non », résume-t-il.
Des préjugés tenaces
Cinq Autochtones qui se sont confiés au Devoir ont aussi dit avoir fait les frais de préjugés les dépeignant comme des « drogués » ou des personnes vivant aux crochets de l’État.
La médecin crie Darlene Kitty, qui pratique à Chisasibi, sur la rive de la baie James, se désole de voir des soignants colporter des préjugés. « Les gens pensent qu’ils [les Autochtones] sont pauvres, qu’ils boivent, qu’ils ont des problèmes sociaux. Ce n’est pas toujours le cas, mais l’hypothèse est formulée dès le départ », dit-elle. La médecin insiste sur l’importance de « tenir compte des contextes sociaux et historiques » qui peuvent expliquer les comportements de certains Autochtones. « C’est une relation qui doit être bâtie », croit-elle.
Kelly Weizineau, qui habite dans la communauté crie d’Oujé-Bougoumou, a rapporté sa mauvaise expérience à la commission Viens. Dans une entrevue au Devoir, elle raconte qu’une médecin de Sainte-Justine l’aurait invectivée en 2015 parce qu’elle aurait omis de garder son bébé à jeun avant une opération. « Elle était là à parler de taxes, à dire que c’est eux autres qui nous font vivre », raconte Mme Weizineau. Elle a porté plainte, mais dit avoir été déçue de constater par la suite que la médecin travaillait toujours dans l’établissement.
Les gens pensent qu’ils [les Autochtones] sont pauvres, qu’ils boivent, qu’ils ont des problèmes sociaux. Ce n’est pas toujours le cas, mais l’hypothèse est formulée dès le départ.
Interpellé par Le Devoir, l’hôpital Sainte-Justine a refusé de commenter le cas de Mme Weizineau pour des raisons de confidentialité. La porte-parole Florence Meney a assuré que l’hôpital a une « politique de tolérance zéro face à la discrimination » et ajouté qu’un programme de formation « destiné aux cliniques qui accueillent plus régulièrement les patients en provenance des Premières Nations » est actuellement en élaboration.
Gabrielle Vachon-Laurent, une Innue de Pessamit, a quant à elle raconté qu’en 2017, une infirmière de l’hôpital de Baie-Comeau avait refusé de lui donner des antidouleurs par intraveineuse, comme cela avait été prescrit par son médecin, sous prétexte que les Autochtones avaient « tendance à devenir accros ».

« J’étais offusquée et j’avais peur, raconte la jeune femme. Quand je savais que c’était elle qui s’en venait le matin, je me préparais mentalement à souffrir pendant quelques heures. » Son conjoint, Joseph Paul Biroté, se rappelle avoir été « en colère » lorsqu’il l’a appris. « C’est comme si on s’attendait qu’elle soit une droguée », lâche-t-il.
En entrevue au Devoir, le directeur des services professionnels et de l’enseignement universitaire au CISSS Côte-Nord, Jean-François Labelle, n’a pas voulu discuter de ce cas précis pour des raisons de confidentialité. De manière générale, il est « complètement aberrant d’entendre des histoires comme ça », a-t-il toutefois déclaré. Il a ajouté que les représentants du CISSS consacrent « beaucoup d’énergie à travailler sur le lien de confiance » avec les communautés autochtones.
Martin Weizineau, qui s’est rendu à l’hôpital de Roberval pour une crise d’anxiété, aurait lui aussi été accueilli par une infirmière qui aurait dit : « Tiens, tu viens chercher de la drogue pour la vendre ? », relate sa femme, Floria Daphnée Awashish. Interpellé sur cet événement le CIUSSS du Saguenay Lac-St-Jean a insisté sur le fait qu’il ne tolère « aucun comportement d’incivilité ou geste pouvant porter atteinte à l’identité et la dignité des usagers et de toute personne œuvrant au sein de notre organisation ». Le porte-parole Pierre-Alexandre Maltais a ajouté que les usagers qui s’estiment lésés sont « en droit » de porter plainte.
En mars dernier, Le Devoir rapportait également l’histoire de Pauline Dubé, une Atikamekw vivant à Saint-Michel-des-Saints qui n’aurait pas été prise au sérieux alors qu’elle faisait un accident vasculaire cérébral à l’hôpital de Joliette. Une médecin lui aurait dit qu’elle était « une droguée et une alcoolique ».
Après la publication de l’article, le CISSS de Lanaudière l’aurait contactée pour lui demander si elle voulait déposer une plainte formelle, a-t-elle dit au Devoir. « Mais je vais attendre un peu, c’est dur », a-t-elle ajouté, encore troublée d’avoir ressassé toute cette histoire.