L’Antiquité comme champ de bataille idéologique et pédagogique

Les études du monde gréco-romain ont trop souvent servi de mauvaises causes — en justifiant la colonisation et le fascisme, par exemple —, estiment des critiques issus du milieu même.
Photo: Louisa Gouliamaki Agence France-Presse Les études du monde gréco-romain ont trop souvent servi de mauvaises causes — en justifiant la colonisation et le fascisme, par exemple —, estiment des critiques issus du milieu même.

Les batailles homériques reprennent autour des études classiques. Alors que le ministère de l’Enseignement supérieur discute toujours de la possibilité d’éliminer l’initiation obligatoire à l’Antiquité dans le programme de sciences humaines du niveau collégial, des savants des études classiques, et non les moindres, demandent de modifier radicalement leur domaine pour le rendre plus inclusif, équitable, diversifié, bref pour le « décoloniser ».

Dan-el Padilla Peralta, professeur d’histoire romaine à l’Université de Princeton, reprenait la charge dans un long portrait de lui publié récemment par le New York Times. Il y affirme qu’il faut abattre la Grèce ancienne et la Rome antique de leur piédestal, « quitte à détruire la discipline des études classiques ». Tu quoque mi fili…

Son collègue Ian Morris décrit l’Antiquité classique comme « un mythe de fondation euroaméricain ». Johanna Hanink, de l’Université Brown, en fait carrément « un produit et un complice de la suprématie blanche ». Donna Zuckerberg, fondatrice du site Eidolon et accessoirement sœur du fondateur de Facebook, a ajouté que sa discipline « impliquée dans le fascisme et le colonialisme continue d’être liée à la suprématie blanche et à la misogynie ». Adieu, Socrate, plus rien ne va…

Raphaël Doan, lui aussi spécialiste de Rome, cite ces critiques assassines dans un commentaire publié le mois dernier dans le journal Le Figaro. Il ramène les thèses éparses à deux principaux griefs disant au fond que les études classiques sont trop blanches et blanchissent la réputation de cet ancien monde mauvais.

Petit à petit, l’enseignement du grec, du latin et de l’histoire ancienne dans les universités américaines est donc rabaissé, minimalisé et détourné, au nom d’une pureté morale intransigeante

Le premier dit que les études du monde gréco-romain auraient servi les mauvaises causes en justifiant l’esclavage, la colonisation, le racisme, le fascisme, le nazisme et globalement la « domination blanche » sur le monde.

Le second reproche juge que les mondes grec et romain n’auraient rien d’admirable, puisqu’ils étaient eux-mêmes misogynes et inégalitaires. Ils ne mériteraient donc pas plus d’attention que d’autres mondes anciens; en fait, ils en méritaient peut-être même moins.

Le mois dernier, l’Université Wake Forest, en Caroline du Nord, parmi les plus prestigieuses du pays, a inscrit au cursus obligatoire des études classiques un cours intitulé : les classiques au-delà de la blanchité. « Petit à petit, l’enseignement du grec, du latin et de l’histoire ancienne dans les universités américaines est donc rabaissé, minimalisé et détourné, au nom d’une pureté morale intransigeante », souligne M. Doan.

« Un vieux débat »

Le sujet de la réforme des sciences sociohistoriques est dans l’air partout. La Fédération des sciences humaines a déposé la semaine dernière un rapport d’un comité ad hoc sur l’équité, la diversité, l’inclusion et la décolonisation. L’ensemble des disciplines (et pas seulement les études classiques) s’y retrouvent dans la mire critique.

« L’étude de la tradition gréco-romaine n’est pas forcément exclusive d’autres choses », dit Jean-Marc Narbonne, spécialiste helléniste du Département de philosophie de l’université Laval (UL). « Je ne vois aucun problème à débattre du rapport entre cette culture et d’autres cultures. On entend que des mouvements conservateurs de droite se réclamaient de cette culture. C’est possible, mais il y a aussi le contraire. Que cette culture ne soit pas parfaite, qu’on puisse l’ouvrir à d’autres débats, j’en suis, sans problème. »

Son collègue Georges Leroux, professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal et traducteur de La République de Platon (Flammarion), rappelle que le débat actuel sent le réchauffé en plus de se méprendre sur la réalité des études classiques actuelles.

Il cite deux ouvrages centraux. D’abord Black Athena (trois volumes, 1987, 1991 et 2006) du professeur de Cornell Martin Bernal (1937-2013), accusant le conservatisme raciste du XIXe siècle d’avoir occulté la part africaine et moyen-orientale de la culture grecque. Ensuite, le livre de la philosophe américaine Martha C. Nussbaum Cultivating Humanity : A Classical Defense of Reform in Liberal Education (1998) s’appuie sur la sagesse et l’étude des Anciens tout en défendant certaines nouvelles perspectives féministes ou multiculturelles.

« C’est tellement un vieux débat qui a agité toute la formation libérale américaine autour, disons, de la correction politique, explique M. Leroux. L’idée était déjà de faire en sorte que les études ne soient pas dominées par des mâles blancs et de faire une place à d’autres auteurs que les classiques occidentaux. On ne peut qu’être pour ça, la diversité. Martha Nussbaum a fait ce livre, à mes yeux un chef-d’œuvre, après avoir visité 110 des meilleurs collèges et universités. Elle a proposé des solutions très simples au débat pour ouvrir le corpus occidental, faire voyager les jeunes étudiants et maximiser l’étude de la philosophie. Il faut dire qu’elle est philosophe. »

Inscriptions en hausse

 

Le professeur Leroux traverse son domaine au pas de charge. Il indique que la formation demeure forte dans les universités anglophones du pays et du continent. Il cite le cas du Department of Classics de l’Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse. Il rappelle qu’il y a 700 demandes d’admission dans le programme spécialisé de l’Université de Toronto, la plus réputée du Canada, pour une soixantaine de places.

« On ne compte plus les thèses sur la critique de l’esclavage, la place des femmes dans la cité grecque ou l’homosexualité dans l’antiquité », résume M. Leroux. Élisabeth Jutras, étudiante du Département de M. Narbonne, a défendu en 2020 une thèse sur la pensée de Martha C. Nussbaum.

L’Université Laval et l’Université de Montréal persévèrent dans l’enseignement des études classiques en français au Québec. « Les inscriptions sont en hausse au Département, dit M. Narbonne. Les étudiants qui nous viennent n’ont plus la formation du latin et du grec comme autrefois, mais ils réussissent à se rattraper. Il ne faut pas oublier que, dans le monde, globalement, les études de la philosophie antique sont florissantes. Il existe des centaines de programmes de philosophie ancienne et, depuis une trentaine d’années, il y a un boom dans la connaissance de la philosophie de l’Antiquité tardive. »

Lui-même dirige aux Belles Lettres, à Paris, le chantier d’édition des Œuvres complètes de Plotin (205-270), représentant du néoplatonisme. Il pilote également le projet international Raison et révélation : l’héritage critique de l’Antiquité (rassemblant 30 chercheurs de 7 institutions et 3 continents). Il est titulaire de la chaire de recherche du Canada Antiquité critique et modernité émergente.

« Le programme est simple, affirme-t-il. Il y avait à Athènes une tradition de regard critique sur les choses, de questionnements ouverts. On peut dire que cette cité est la première société ouverte. Plusieurs spécialistes parlent des Lumières grecques avant les Lumières européennes des XVIIe et XVIIIe siècles. Elles vont de pair avec la société démocratique. La culture grecque, c’est celle de l’agôn, c’est-à-dire de la concurrence des points de vue. Quand on va à l’agora, on se questionne sur la vie bonne, droite et juste. Cette tradition, j’estime qu’elle a complètement imprégné notre culture. Si nous avons au Québec, en Occident et ailleurs une tradition de débat, on le doit en bonne partie à cet héritage-là. C’est pourquoi il est important de la maintenir. »

Décatholiciser et déchristianiser ?

Le professeur Leroux évoque le lourd héritage catholique, qui a longtemps pesé sur les études classiques dans les facultés francophones. Il termine une recension de la biographie intellectuelle et politique du philosophe français Étienne Gilson (1884-1978). L’auteur, Florian Michel, démontre que Gilson avait accepté une mission du Vatican pour le maintien de la perspective thomiste en Amérique du Nord, à l’Université Notre-Dame aux États-Unis, en créant l’Institut d’études médiévales à Toronto et à l’Université Laval notamment.

« L’Université Laval a longtemps concentré cette perspective, dit M. Narbonne. Le travail que j’essaie de faire montre qu’il y a d’autres lectures possibles. Je favorise une lecture beaucoup plus critique, ouverte, par exemple pour montrer que l’Aristote qui m’intéresse, l’Aristote démocrate, n’intéressait pas beaucoup de gens il y a trente ans et plus. C’est un nouvel Aristote. »

S’il n’est pas question de décolonisation, est-il en quelque sorte proposé de déchristianiser les études classiques ? « On ne doit pas en rester à une lecture étroitement chrétienne, bien sûr, répond le professeur Narbonne. Mais le but, ce n’est pas de déchristianiser la lecture des classiques. Le but, c’est de remettre la tradition gréco-romaine au premier plan. »

Pour ne pas en finir avec l’Antiquité

Pendant trois siècles, en gros, des années 1660 à la Révolution tranquille, le collège classique a formé la future élite québécoise en lui apprenant le grec et le latin sous la supervision du clergé. D’où le fameux «Audi alteram partem» répété par l’ancien premier ministre Bernard Landry, diplômé du séminaire de Joliette des Clercs de Saint-Viateur.

Cet héritage a été abandonné avec la modernisation du système d’éducation. Le ministère de l’Éducation supérieure envisage maintenant de faire carrément disparaître le survol de l’Antiquité dans le cours collégial sur la civilisation occidentale. Ibi deficit orbis

L’initiation à l’Antiquité et au Moyen Âge serait abandonnée à compter de 2023 et l’on se concentrerait sur la Renaissance et ce qui a suivi jusqu’à nous. La décision définitive n’est cependant pas encore arrêtée, affirme un porte-parole du ministère interrogé par Le Devoir la semaine dernière.

« Le cursus du cégep est le digne héritier du collège classique, souligne Pierre-Luc Brisson, docteur en histoire ancienne, chercheur postdoctoral Banting de l’Université McGill et enseignant au cégep. On est en train de couper les deux pattes civilisationnelles, la grecque et la romaine, sur lesquelles notre société a reposé depuis des siècles. Qu’on le veuille ou non, la société québécoise est une société occidentale, héritière d’une civilisation ancienne, qui a bien sûr ses parts d’ombre et ses parts de lumière. »

Comme les trois autres savants interrogés pour ce dossier (que des hommes blancs, désolé), M. Brisson souligne le paradoxe un peu absurde qui consiste à vouloir enseigner la Renaissance sans comprendre ce qui renaît exactement.

« Reste que le programme du cours sur la civilisation occidentale est effectivement très ambitieux », dit l’auteur de l’essai Le cimetière des humanités (2014), critiquant le recul des humanités dans la formation postsecondaire. « Je l’enseigne ce cours et je ne peux y arriver sans tourner les coins ronds. On se rend rarement au-delà de la Révolution française. La solution serait d’ajouter un cours au lieu d’amputer le cours existant de sa moitié. »

Son collègue Xavier Brouillette, docteur en philosophie et enseignant au cégep, en rajoute à son tour en soulignant l’importance d’une formation de base de qualité pour tous.

« Vouloir empêcher d’enseigner une matière, ce n’est jamais la solution, souligne-t-il. Empêcher un enseignement idéologique, doctrinaire, d’accord. Mais un enseignement d’émancipation, c’est autre chose. Les fondements de notre civilisation doivent être connus par le plus grand nom possible. Cet héritage doit faire partie de la formation d’un citoyen éduqué. De même, qu’il doit connaître les expériences d’autres cultures, évidemment. »

Stéphane Baillargeon


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Une version précédente de cet article, qui indiquait que Dan-el Padilla Peralta était professeur d'histoire romaine à l'Université de Stanford, a été corrigée.