Des exigences en français trop élevées, disent des immigrants et des employeurs

De nombreux travailleurs temporaires et des associations d’employeurs demandent au gouvernement provincial d’assouplir les exigences de français pour certains programmes d’immigration économique au Québec. 
Photo: Guillaume Souvant Agence France-Presse De nombreux travailleurs temporaires et des associations d’employeurs demandent au gouvernement provincial d’assouplir les exigences de français pour certains programmes d’immigration économique au Québec. 

Emmanuel Ciruelas n’a encore jamais tenu son fils dans ses bras. Originaire des Philippines, il a quitté le pays il y a presque deux ans, alors que sa femme n’avait pas encore accouché, pour venir travailler à Saint-Léon-de-Standon dans Bellechasse, à une centaine de kilomètres au sud de la Ville de Québec.

Et leur réunification pourrait prendre encore du temps, car faute d’un niveau suffisant de français, le père de famille ne peut pas demander sa résidence permanente et ainsi faire venir sa famille.

« J’ai peur que mon enfant ne me reconnaisse pas », dit-il.

Comme lui, de nombreux travailleurs temporaires et des associations d’employeurs demandent au gouvernement provincial d’assouplir les exigences de français pour certains programmes d’immigration économique au Québec. Tout en soulignant l’importance d’apprendre la langue, ils exposent les conséquences désastreuses tant sur la vie des migrants temporaires que sur la capacité des entreprises à maintenir leurs activités.

Pour se qualifier au Programme de l’expérience québécoise, un travailleur temporaire doit en effet décrocher le niveau 7, sur un total de 12 niveaux possibles, dans l’échelle québécoise des niveaux de compétence du ministère de l’Immigration.

« J’ai l’impression qu’on n’y arrivera jamais, je viens juste de finir mon niveau 1 », soupire John Araja, lui aussi Philippin et collègue de M. Ciruelas. Il a laissé un enfant de sept ans et sa femme derrière lui et même s’il dit « compter sur le soutien infaillible [du] patron », il admet qu’il a songé à partir pour une autre province, ou même un autre pays. Un ancien collègue est en Colombie-Britannique, renchérit M. Ciruelas, et il a déjà pu déposer sa demande de résidence permanente. « Ici, c’est plutôt des promesses brisées », dit-il.

« On se heurte au mur »

Sans moyen de transport, en zone rurale et avec un horaire de travail de nuit, l’apprentissage du français est extrêmement ardu, disent les deux hommes. « Grâce à notre employeur, on est inscrit dans des cours virtuels maintenant, mais c’est seulement une heure par semaine », explique M. Araja.

Quant aux autres voies d’accès à la résidence permanente, elles ne sont pas garanties ou encore le français y pèse lourd comme critère, explique l’avocate en immigration Krishna Gagné. Basée à Thetford Mines, elle côtoie plusieurs employeurs qui trouvent ces exigences « démesurées » en regard des postes à pourvoir. « Ce n’est pas des académiciens qu’on engage dans ce type d’entreprise, ce sont des gens qui font très bien leur métier manuel et qui sont capables de fonctionner dans la société », expose-t-elle.

Son client Javier Aurelio Luna Sanchez abonde en ce sens. Soudeur dans une usine de Princeville, il dit réussir à communiquer avec ses collègues et être « très à l’aise » avec l’équipement qu’il utilise. Après un an de travail soutenu, ce Mexicain d’origine a réussi à amasser assez d’argent pour faire venir sa femme et ses deux filles, une option possible seulement pour certaines catégories d’emploi, dont la sienne. Mais la famille a vite touché aux limites de leur situation : « Ma fille aînée est majeure et voudrait étudier la francisation à temps plein ou même faire des études supérieures, mais elle n’y a pas accès », expose M. Luna Sanchez.

Le projet est bel et bien de « faire sa vie ici », insiste-t-il, mais à 47 ans et avec un travail à temps plein, il ne voit pas comment il parviendra jusqu’au niveau 7, à moins de prendre une pause et étudier de quatre à cinq heures par jour. « On voudrait faire partie de l’avenir du pays, mais on se heurte au mur », dit-il, songeant lui aussi à partir après avoir vu plusieurs collègues renoncer à s’installer, tous à cause du français.

Dissonance

 

L’employeur de M. Luna Sanchez, qu’il préfère ne pas nommer, a pourtant dépensé des milliers de dollars pour aller le recruter jusqu’au Mexique.

Ces situations sont une « aberration », dit sans détour Véronique Proulx, présidente-directrice générale de Manufacturiers et Exportateurs du Québec (MEQ). « Ça peut facilement coûter entre 10 000 et 12 000 $ par travailleur qu’une entreprise fait venir. Mais à cause du français, on se prive de cette main-d’œuvre qualifiée et déjà intégrée » poursuit-elle. MEQ a déjà proposé des pistes de solution, comme un projet-pilote avec des exigences plus souples par exemple.

Pour l’instant, seul un programme pilote pour les travailleurs en intelligence artificielle qui gagnent plus de 100 000 $ par année déroge à cette règle du français. Pire, la nouvelle mouture du Programme de l’expérience québécoise, annoncée en juillet 2020 par le gouvernement de la Coalition avenir Québec, renforcera cet obstacle majeur à l’immigration d’une main-d’œuvre pourtant déjà employée, explique Me Gagné.

« Le manque de bras » est pourtant la première préoccupation dans plusieurs industries, insiste aussi Nancy Labbé, la directrice générale de la Chambre de commerce et d’industrie Nouvelle-Beauce. « Juste depuis lundi, j’ai reçu trois téléphones de trois employeurs différents. Ils ont besoin de monde et ça presse », raconte-t-elle.

« Plusieurs usines tournent au ralenti et ne prennent pas de nouvelles commandes », dit la PDG de MEQ. « Et c’est inhumain de dire aux gens, venez 3 ans, 5 ans, sans vos enfants ! On veut les garder, mais on n’est pas capables de le faire », conclut-elle.

À Saint-Léon-de-Standon, le vieillissement de la population est notable, remarquent quant à eux les deux Philippins. « On ne voit pas beaucoup de jeunes ici et plusieurs maisons sont à vendre », dit M. Araja. Il lui suffirait de quelques années pour économiser de l’argent et s’acheter une propriété : « Mes enfants sont jeunes, ils sont l’avenir, c’est sûr qu’ils pourraient parler français. »

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