Jongler avec les langues pour créer

La langue maternelle de Nicholas Dawson est l’espagnol. Pourtant, il la maîtrise moins que le français. Et ces deux langues, comme l’anglais, d’ailleurs, dans lequel il cite plusieurs extraits de livres, font partie de la trame qui le forme, et dont il tisse ses livres. Dans son dernier-né, Désormais, ma demeure, publié, dans la collection queer de Triptyque, il raconte sa traversée de la dépression, día tras día, avec pour compagnie, notamment, des extraits de livres de Gloria Anzaldúa.
« C’est quelque chose que je fais dans tous mes livres, mais je le fais de façon différente chaque fois, dit-il. Tout mon travail littéraire est dans cette façon de négocier le métissage culturel. »
Arrivé au Québec du Chili à l’âge de quatre ans, Nicholas Dawson a été entièrement scolarisé en français, et c’est aussi dans cette langue qu’il a enseigné la littérature. En entrevue, il raconte que, bien qu’il le maîtrise mieux que toute autre langue, le français demeurera pourtant toujours une langue dans laquelle il doute.
« Le français est la langue dans laquelle je pense et dans laquelle je rêve », dit-il. Mais c’est aussi une langue dans laquelle il continue de craindre de faire des erreurs, plus qu’un Québécois dont ce serait la langue maternelle.
En outre, l’usage de l’espagnol, surgissant sans traduction au milieu d’une phrase, sert justement « à précariser le français », à montrer que cet échafaudage linguistique est en perpétuel mouvement. « L’espagnol, c’est une façon pour moi d’être dans ce terrain d’exploration. »
« La langue espagnole est pour moi celle qui bouge le plus », selon l’endroit ou l’état où il est, dit-il. « Mon espagnol change énormément selon la personne à qui je parle. » Les mots espagnols qu’il utilise dans ses textes, il les a entendus, ils lui sont familiers. Il écrit ventana, par exemple, pour désigner une fenêtre que lui comme sa mère ont scrutée du fond de leurs dépressions respectives.
Nicholas Dawson a renoncé à traduire. Et il ne déteste pas que le lecteur doive parfois tendre la main vers un dictionnaire pour comprendre ce qu’il écrit.
« Je ne suis pas traducteur, bien que je parle plusieurs langues. J’ai essayé de faire de la traduction, j’ai trouvé ça extrêmement difficile. Je ne veux pas faire semblant d’être cette personne, d’avoir cette autorité », poursuit-il.
Babel en ligne
Mireille Camier a elle aussi choisi de faire entendre des langues diverses dans la pièce Intersections, qui a été jouée au théâtre La Chapelle, puis diffusée en ligne, en direct, sur la plateforme du théâtre Périscope.
Les metteurs en scène, Mireille Camier et Ricard Soler Mallol, ont demandé à de jeunes artistes vivant dans cinq différentes villes et dans différentes langues de témoigner de ce qu’est pour eux un soulèvement.
Les participants, filmés en direct, étaient invités à s’exprimer dans leur langue d’origine, mais aussi, pour des besoins de communication, en anglais. « On est un peu pris avec la langue internationale, dit Mireille Camier en entrevue. On n’a pas d’esperanto pour nous aider, parce que c’est une langue que personne ne connaît. Donc, malheureusement, c’est l’anglais qui l’emporte. »
Mais les langues d’origine des participants font aussi bel et bien partie de l’échange. « On trouvait aussi important que chaque personne ait un petit moment pour s’exprimer dans sa langue, que ce soit en farsi, en catalan, en arabe, ou en mandarin », explique Mireille Camier.
Selon l’endroit où le spectacle était présenté en salle, des sous-titres accompagnaient la prestation, en français et en anglais à Montréal, en catalan en Espagne ou en espagnol au Mexique. « Selon qui est dans la salle et quelle langue est celle de la majorité », ajoute-t-elle.
Mais il fallait être aveugle, pour ne pas voir, au cours de la prestation en ligne en direct qui permettait les échanges avec le public, le plaisir que chacun avait à trouver quelqu’un dans l’auditoire qui partageait sa langue, comme une façon de rompre l’isolement dans lequel nous enferme parfois, malgré elle, la culture.
L’approche des Productions Quitte ou Double avec Intersections est documentaire. « On voulait montrer comment, dans les soulèvements, cela sonne et comment cela se vit », dit Mireille Camier, qui se réjouit que les sous-titres permettent d’avoir accès à des œuvres sans passer par le doublage. On tente ainsi de traverser la barrière linguistique, qui nous empêche souvent d’entendre les voix qui résonnent derrière les images de soulèvements, de manifestations, qui défilent aux actualités télévisées.
À cause précisément de la superposition des langues, le spectateur comprend qu’une communauté d’idées, de contextes, d’esprits contestataires traverse les frontières, de Téhéran à Taipei, de Montréal à Barcelone.
« Cela a commencé le jour où je n’ai plus eu peur », dit la Tunisienne Ons Trabelsi, au sujet des manifestations de 2011 en Tunisie. Et on sent la parenté d’émotion, du printemps érable de 2012 au Québec, au mouvement du Tournesol à Taiwan, ou aux manifestations du silence à Téhéran. Pour partager les sentiments d’espoir et de pouvoir qui les ont portés au cours de ces manifestations, les participants, au-delà de la langue, utilisent la musique, les chansons, les couleurs, la danse, autant de langues communicatives qui n’en portent pas le nom.