Violence conjugale: le programme d’évaluation des conjoints violents peu utilisé

Les facteurs de risque sont examinés par l’entremise d’entrevues avec le suspect et avec la victime présumée, afin de sonder les craintes de celle-ci.
Photo: Martin Llado Getty Images Les facteurs de risque sont examinés par l’entremise d’entrevues avec le suspect et avec la victime présumée, afin de sonder les craintes de celle-ci.

L’actualité a été brutale dans le dernier mois et demi : parmi les six féminicides commis durant cette période, deux ont été perpétrés par des hommes qui avaient été judiciarisés et qui traînaient un lourd passé en matière de violence conjugale. Un Service d’évaluation des conjoints violents au stade de la mise en liberté provisoire — un outil visant à protéger les victimes — existe pourtant au Québec depuis trois ans. Mais selon des données obtenues par Le Devoir, il n’a été utilisé que 52 fois depuis 2018.

« L’obstacle majeur est que ça prend l’autorisation du contrevenant et, visiblement, le contrevenant ne donne pas cette autorisation, ce qui fait que le programme n’est pas appliqué », déplore Sabrina Lemeltier, présidente de l’Alliance des maisons d’hébergement de deuxième étape, qui accueillent les femmes présentant le plus haut risque de se faire assassiner.

Ce service d’évaluation, dont l’objectif est de contribuer « à la protection et à la sécurité des présumées victimes », a été lancé en novembre 2018 à titre de projet-pilote dans quatre régions (Abitibi-Témiscamingue, Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches, Côte-Nord et Montréal), puis étendu en décembre 2020 à trois autres régions (Montérégie, Laurentides et Saguenay–Lac-Saint-Jean).

L’évaluation — faite par des agents de probation au stade de la mise en liberté provisoire (elle ne peut donc être utilisée que lorsque le suspect est détenu et que la Couronne s’oppose à sa remise en liberté) — est une mesure comprise dans le Plan d’action spécifique pour prévenir les situations de violence conjugale à haut risque de dangerosité 2020-2025.

Alors que, de novembre 2018 à décembre 2020, l’outil a été utilisé à 39 reprises pour évaluer la dangerosité de suspects dans la région de la Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches (là où il a été le plus souvent mis à contribution), il n’a jamais été mis en application à Montréal, là où les infractions liées à la violence conjugale sont parmi les plus élevées de la province.

Chaque année au Québec, environ 18 000 dossiers de violence conjugale sont traités par le système judiciaire et 22 000 infractions contre la personne sont recensées dans un contexte de violence conjugale. Mais ni le ministère de la Sécurité publique ni celui de la Justice n’ont été en mesure de nous dire combien de prévenus auraient été admissibles au Service d’évaluation des conjoints violents.

La plupart des conjoints violents n’ont pas de problèmes de santé mentale, ils ont un problème de contrôle

Résistance

La juge coordonnatrice Julie-Maude Greffe, responsable des activités de la Chambre criminelle et pénale en Montérégie, dit observer des réserves du côté des prévenus, qui, rappelle-t-elle, sont présumés innocents et ont le droit de garder le silence.

 

« C’est un programme apprécié, mais qui demande une participation très ouverte et franche de l’accusé, et ce n’est pas tout le monde qui est prêt à se prêter à ce processus-là », note-t-elle.

L’idée d’une telle évaluation est d’avoir rapidement un portrait de l’accusé et de déterminer s’il est capable de respecter des conditions. « C’est très utile parce que ça donne des informations très pertinentes sur son couple, son état d’esprit, les démarches qu’il est prêt à faire ; s’il y a des enfants, les accès à ceux-ci. Ça permet de mieux évaluer les conditions qu’on va lui donner ou carrément de maintenir la détention », indique-t-elle.

Me Élizabeth Ménard, conseillère à l’Association des avocats de défense de Montréal, nie de son côté que les avocats s’opposent systématiquement à ce que leurs clients soient dirigés vers le Service d’évaluation des conjoints violents.

On voudrait une intervention plus rapide pour qu’on puisse accompagner les gars dès l’arrestation plutôt que de les laisser seuls avec leur rage ou leurs croyances qui leur permettent de justifier leur recours à la violence

 

Le faible taux d’utilisation de l’outil découle plutôt de l’absence de plus-value qu’il offre, fait-elle valoir. « Ce n’est pas que c’est peu conseillé [d’y faire appel], c’est plutôt qu’il y a d’autres services en branle, d’autres outils qui sont déjà très utilisés. »

Le Service d’évaluation des conjoints violents consiste en une série de questions visant à déterminer si l’individu possède une arme, a des problèmes de toxicomanie, des problèmes de santé mentale, un risque homicidaire ou suicidaire, etc. Ces facteurs de risque sont examinés par l’entremise d’entrevues avec le suspect et avec la victime présumée, afin de sonder les craintes de celle-ci.

Or, selon Me Ménard, la démarche des enquêteurs au dossier va déjà avoir mis en lumière ces questions et les antécédents criminels du suspect sont déjà connus. Au stade de la comparution pour la mise en liberté provisoire, le procureur peut aussi exiger qu’une évaluation de la santé mentale du suspect soit effectuée par un criminologue de l’urgence psychosociale (UPS).

« Donc, peut-être qu’il n’y a pas tant de nécessité de l’utiliser [le Service d’évaluation] », argue-t-elle.

Aucune duplication

 

Mais pour Louise Riendeau, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, il ne s’agit aucunement d’une « duplication » de services existants, puisque l’évaluation va plus loin qu’une simple recension des antécédents.

« Et la plupart des conjoints violents n’ont pas de problèmes de santé mentale, ils ont un problème de contrôle. Alors on ne peut pas utiliser ces mécanismes [UPS], puisqu’à mon avis les facteurs de risque qui sont probants en violence conjugale sont totalement différents de ceux qu’on va utiliser en santé mentale. »

Pour mieux protéger les victimes, le choix d’utiliser le Service d’évaluation ne devrait plus être laissé au bon vouloir des contrevenants, mais plutôt devenir obligatoire, plaident Louise Riendeau et Sabrina Lemeltier.

Une avenue que Québec n’envisage pas dans l’immédiat, indique la ministre responsable de la Condition féminine, Isabelle Charest. « C’est sûr que certains milieux sont plus récalcitrants. Mais ce travail va se faire à longue échelle, mentionne-t-elle. Et je ne sais pas dans quelle mesure les choses s’opèrent mieux quand elles sont obligatoires. »

L’obstacle majeur est que ça prend l’autorisation du contrevenant et, visiblement, le contrevenant ne donne pas cette autorisation, ce qui fait que le programme n’est pas appliqué

 

En avril, quatre autres régions du Québec se joindront au projet-pilote, mentionne la ministre. Selon elle, cette mesure ne doit pas être analysée de manière individuelle, mais plutôt comme faisant partie d’une série d’initiatives visant à améliorer l’accompagnement et la sécurité des victimes. « Je pense notamment aux cellules d’intervention rapide qui fonctionnent bien et qui vont être consolidées. Il va éventuellement y en avoir dans d’autres régions. »

La mise sur pied d’un tribunal spécialisé pour les violences sexuelles et conjugales, dont la faisabilité est actuellement analysée par un comité, serait également une pièce maîtresse de cet accompagnement bonifié pour les victimes. « La victime serait mise au centre de la démarche », mentionne Sabrina Lemeltier.

Pour Catherine Bolduc, travailleuse sociale à Option — un organisme qui offre des thérapies aux partenaires violents —, une prise en charge psychosociale plus rapide des contrevenants serait également névralgique pour diminuer les récidives.

La clientèle d’Option est principalement dirigée vers l’organisme par la cour, explique-t-elle. « Ça fait partie de leurs conditions. » Mais en raison des longs délais dans le système de justice, il se passe parfois plusieurs mois entre l’événement et le moment où le contrevenant est envoyé chez Option.

« On voudrait une intervention plus rapide pour qu’on puisse accompagner les gars dès l’arrestation plutôt que de les laisser seuls avec leur rage ou leurs croyances qui leur permettent de justifier leur recours à la violence. »

   
 

Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez contacter SOS Violence conjugale au 1 800 363-9010.



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