Se cacher d’un ex-conjoint remis en liberté

Pendant que leur ex-conjoint est en liberté, des femmes doivent se réfugier en maison d’hébergement pour assurer leur sécurité. Une incohérence qui découle d’un principe qui règne en maître dans les tribunaux : la détention est l’exception. Une analyse du Devoir démontre que, même dans les dossiers concernant les crimes les plus graves du Code criminel, dont les tentatives de meurtre, le quart des hommes se font libérer en attendant leur procès.
« La plupart du temps, les ex-conjoints des femmes que nous accueillons sont remis en liberté dans les 24 à 48 heures suivant leur arrestation », note Sabrina Lemeltier, présidente de l’Alliance des maisons
d’hébergement de deuxième étape, qui accueillent les femmes présentant le plus haut risque de se faire assassiner.
Parmi ces femmes, il y a Sara (nom d’emprunt). L’an dernier, couteau à la main, devant leur enfant, son conjoint a menacé de la tuer et de s’enlever la vie. « Tu appelleras la police », a-t-il dit à l’enfant. Lorsqu’elle porte plainte, les policiers lui recommandent de quitter son domicile. « J’ai exposé la situation et c’est moi qui ai dû partir. Je n’étais pas prête psychologiquement à quitter ma maison », se désole Sara. « Lui, il vit en liberté, pendant que, moi, je me cache dans mon trou comme une petite souris », résume-t-elle.
Son ex-conjoint fait actuellement face à plusieurs accusations, dont voies de fait et menaces de mort. En attendant son procès, il est en liberté, tandis que Sara est en maison d’hébergement.
Le cas de Sara est pourtant loin d’être isolé. Le corps d’Elisapee Angma, une mère de famille, a été retrouvé avec d’importantes blessures le 5 février dernier dans sa résidence de Kuujjuaq. Deux semaines plus tôt, son ex-conjoint, Thomassie Cain, avait été libéré sous caution après avoir pourtant bafoué des ordonnances lui interdisant de s’approcher d’elle. Le corps de l’homme a été retrouvé quelques heures plus tard — il se serait enlevé la vie.
De 2015 à 2020, 163 dossiers comportant des accusations pour tentative de meurtre, meurtre et homicide involontaire coupable ont été déposés au Québec, selon des données obtenues par Le Devoir. De ce nombre, 113 dossiers concernent des hommes qui ont été violents à l’égard de leur conjointe, ex-conjointe ou partenaire intime.
Sur les 87 individus accusés de tentative de meurtre, 29 ont été libérés au stade de la mise en liberté provisoire avec l’engagement de respecter les conditions imposées par la cour.
Notre enquête sur la violence conjugale
Par ailleurs, 19 d’entre eux ont versé des cautions allant de 185 $ à 50 000 $ afin de retrouver leur liberté en attendant leur procès.
« Je me mets à la place de cette femme : non seulement elle ne doit pas se sentir protégée, mais elle doit aussi se sentir insultée. Il a tenté de la tuer et il sort en attendant son procès en donnant 185 $ », déplore Sabrina Lemeltier.
Notre analyse montre également que, sur les cinq individus accusés d’homicide involontaire coupable, deux ont été relâchés au stade de la mise en liberté provisoire avec l’engagement de respecter les conditions imposées par la cour. Ils ont versé 1000 $ et 5000 $ de caution afin de retrouver leur liberté en attendant leur procès.
En effet, au stade de la mise en liberté provisoire, l’accusé est présumé innocent, explique la juge coordonnatrice Julie-Maude Greffe, responsable des activités de la Chambre criminelle et pénale en Montérégie.
« La présomption d’innocence, c’est la pierre angulaire de notre système », rappelle la juge Greffe. « La personne qui comparaît devant moi, je tiens pour acquis qu’elle est innocente. Au niveau de la mise en liberté provisoire, je vais quand même évaluer le risque, mais je ne fais pas son procès », explique-t-elle.
Lui, il vit en liberté, pendant que, moi, je me cache dans mon trou comme une petite souris
La mise en liberté d’un accusé est la règle et la détention l’exception, rappelle la juge Greffe, qui souligne que ce grand principe a été rappelé récemment dans l’arrêt Zora de la Cour suprême. « Pour la plupart des crimes, la forme de mise en liberté par défaut est la libération de la personne prévenue sur promesse d’être présente au procès, sans autres conditions », peut-on lire dans cet arrêt rendu en juin 2020.
Une règle qui est cher payée par les femmes, selon des organismes d’aide. « Il faudrait arriver à mettre la victime au cœur du processus », dit Louise Riendeau, du Regroupement des maisons d’hébergement de femmes victimes de violence conjugale.
La remise en liberté d’une personne accusée dans un dossier de violence conjugale repose sur trois critères. Pour que sa détention soit maintenue, la Couronne doit prouver qu’elle est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal ainsi que pour la protection et la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction et qu’il y a une probabilité marquée que le prévenu, s’il est remis en liberté, commette une infraction criminelle ou nuise à l’administration de la justice.
« C’est sûr qu’on ne peut pas laisser éternellement des suspects — dont les droits sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés — derrière des barreaux », mentionne Stéphane Wall, policier à la retraite du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).
Mais la priorité devrait être accordée aux droits de la victime, insiste-t-il, en rappelant l’existence de la Charte canadienne des droits des victimes. « Une majorité de policiers pensent que la victime devrait avoir un intérêt supérieur comparativement au suspect violent », avance-t-il.
Obligées de se cacher
« En attendant le procès d’un accusé, on doit se demander s’il constitue un danger. D’ailleurs, on n’est pas dans un concept d’en être convaincu hors de tout doute. Le fameux fardeau auquel on pense toujours pour la culpabilité, ici on parle de probabilité marquée », souligne Me Audrey Roy-Cloutier, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
Toutefois, comment expliquer que des femmes soient obligées de se réfugier en maison d’hébergement, alors que leur ex-conjoint n’est pas jugé suffisamment dangereux pour rester en détention ?
« C’est certain que le fait qu’une femme soit en maison d’hébergement peut faire partie des éléments qu’on présente au juge pour justement illustrer la nécessité d’une détention lors d’une enquête sur mise en liberté », indique Me Roy-Cloutier.

La juge Greffe est consciente du décalage entre l’application du droit et la perception du public. « C’est vrai qu’[on peut se dire] : le tribunal l’a remis en liberté parce qu’il ne pose pas de risques, mais de l’autre côté, la femme se retrouve en maison d’hébergement. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’en général, au quotidien, les gens respectent leurs conditions et, s’il y a des bris, il y a des conséquences », poursuit-elle.
L’Association des avocats de la défense de Montréal (AADM) affirme de son côté que les gestes de ses clients dans les dossiers de violence conjugale sont pris au sérieux. « On a chacun nos principes à défendre, et ce n’est pas parce qu’on plaide les faiblesses dans un dossier ou qu’on remet en question la version d’une plaignante ou de n’importe quel témoin qu’on banalise la violence conjugale ou qu’on minimise le crime ou qu’on cautionne ce que l’accusé aurait fait. Notre travail est de nous assurer que, si l’accusé est reconnu coupable, ce soit hors de tout doute raisonnable et qu’il ait eu une défense appropriée », souligne Me Élizabeth Ménard, conseillère à l’AADM.
Négociations de plaidoyer
Le Devoir a également décortiqué les 113 dossiers afin de suivre la trame du processus judiciaire. Notre analyse révèle que, dans le quart des dossiers, les accusations les plus graves sont tombées en échange d’une reconnaissance de culpabilité à des accusations réduites. Ainsi, dans 31 dossiers, les hommes ont obtenu une condamnation pour des accusations réduites, notamment de voie de fait, d’agression sexuelle et de séquestration.
Dans 3 dossiers, un acquittement a été prononcé en échange d’une ordonnance interdisant de s’approcher de la plaignante, communément appelé un « 810 » dans le jargon judiciaire.
« À Montréal, on voit beaucoup de plaintes qui, finalement, sont abandonnées. Parfois, c’est parce qu’on dit à la victime que ça serait plus facile avec un 810, qu’elle n’aura pas à témoigner et que l’engagement que prend le conjoint va protéger la victime, alors qu’on n’en a aucune idée », souligne Louise Riendeau, du Regroupement des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale.
Dans 7 dossiers, une décision de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux a été prononcée. Un accusé est décédé avant la tenue de son procès.
Dans 15 dossiers, les accusés ont plaidé coupable ou été reconnus coupables à la suite de leur procès. « On peut penser, de l’extérieur, qu’on négocie au rabais », mentionne Me Roy-Cloutier.
D’ailleurs, la négociation d’un aveu de culpabilité de l’accusé n’a pas pour objectif d’alléger une peine, indique le DPCP. Cette négociation vise d’abord à établir si l’accusé est prêt à admettre des faits. Même si la décision finale ne leur appartient pas, les plaignantes sont toujours rencontrées, assure Me Roy-Cloutier.
Selon le ministère de la Justice du Québec, un dossier sur deux en matière de violence conjugale mènera, en moyenne, à une condamnation.
Par ailleurs, l’AADM souligne que la dissuasion ne passe pas seulement par la peine purgée, mais bien par la réhabilitation. « Pour éviter la récidive, tout est dans la réhabilitation. La prison a un certain effet, mais quelqu’un qui a un problème de gestion de colère, ce n’est pas la prison qui va le dissuader », mentionne Me Ménard. La criminaliste rappelle que, dans les dernières années, les gouvernements ont fait d’importantes compressions budgétaires dans ce type de programmes. « Il y a un manque de ressources tant en prison qu’à l’extérieur. Du moment où les ressources existent, le juge peut les imposer dans le cadre d’une sentence », fait-elle valoir.
Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez contacter SOS Violence conjugale au 1 800 363-9010.
Déjà six féminicides en 2021
Les vies de six femmes ont été emportées dans la violence depuis le début de l’année 2021. Le 5 février, le corps inanimé d’Elisapee Angma, 44 ans, a été retrouvé à Kuujjuaq. Son ex-conjoint violent, qui avait été libéré sous caution deux semaines plus tôt, s’est enlevé la vie peu après. Le 21 février, Marly Édouard était assassinée d’une balle à la tête à Laval. La femme de 32 ans, qui se serait retrouvée dans un triangle amoureux, avait appelé le 911 deux jours plus tôt, disant avoir reçu des menaces de mort. Le 23 février, Nancy Roy, 44 ans, était poignardée dans son logement de Saint-Hyacinthe. Son ex-conjoint a été accusé de meurtre non prémédité. Le 2 mars, l’horreur frappait à nouveau, cette fois à Sainte-Sophie. Myriam Dallaire, 28 ans, et sa mère, Sylvie Bisson, 60 ans, perdaient toutes les deux la vie aux mains de l’ex-conjoint de Myriam, accusé de meurtres non prémédités. Puis, vendredi, Nadège Jolicoeur était retrouvée poignardée. La femme de 40 ans et son conjoint ont succombé à des blessures à l’arme blanche infligées au haut du corps. Les enquêteurs soupçonnent un meurtre suivi d’un suicide.
Cette fin de semaine encore, Montréal a été secoué par un cas de violence contre une femme. Une dame de 29 ans a été retrouvée samedi dans un état critique après avoir été rouée de coups par son conjoint. Ce dernier a été arrêté et accusé de voie de faits et de non-respect de conditions. Dimanche, la victime demeurait encore entre la vie et la mort.