Briser le silence causé par l’insécurité linguistique

Martine Letarte
Collaboration spéciale
Bianca Richard et de Gabriel Robichaud, deux artistes originaires du sud-est du Nouveau-Brunswick, ont creusé la provenance de leur insécurité linguistique.
Photo: Annie France Noël Bianca Richard et de Gabriel Robichaud, deux artistes originaires du sud-est du Nouveau-Brunswick, ont creusé la provenance de leur insécurité linguistique.

Ce texte fait partie du cahier spécial Francophonie

C'est l’histoire de Bianca Richard et de Gabriel Robichaud, deux artistes originaires du sud-est du Nouveau-Brunswick, là où l’on parle chiac. Au lieu de les ramener constamment à leur façon de parler, ils aimeraient qu’on les écoute pour ce qu’ils ont à dire. C’est l’essence de Parler mal, le projet de docu-fiction dont ils ont lu la première partie dans le cadre du Festival à haute voix du théâtre l’Escaouette, qui s’est tenu virtuellement en février dernier.

Parler mal. Un titre coup-de-poing qui fait référence à ce qu’on leur fait souvent comprendre, directement ou indirectement.

« C’est ben cute, la façon dont tu parles ! » « Parles-tu vraiment comme ça ? » : « On entend ça beaucoup par icitte, affirme Bianca Richard. Mais lorsqu’on est jeune, je ne pense pas qu’on remarque ces commentaires négatifs. Par contre, plus tard, à l’université, par exemple, avec des gens qui viennent d’ailleurs, on y est plus confrontés. Moi, tout d’un coup, je m’inquiétais constamment de la façon dont je m’exprimais, de si les gens comprenaient ce que je disais, et, finalement, je n’avais plus le goût de parler. »

« Ça vient avec une accumulation, renchérit Gabriel Robichaud. Le discours a été tellement entendu que tout à coup, il est intériorisé. »

« Insécurité linguistique : manifestation d’une quête de légitimité linguistique vécue par un groupe social dominé qui a une perception aiguisée tout à la fois des formes linguistiques qui attestent sa minorisation et des formes linguistiques à acquérir pour progresser dans la hiérarchie sociale. » (Michel Francard, linguiste belge).

C’est avec cette définition que débute Parler mal.

« La manifestation la plus violente de l’insécurité linguistique, c’est le silence, indique M. Robichaud. Mais il y en a plein d’autres, comme surcompenser, soit faire des fautes en essayant d’épater la galerie, ou faire de l’hypocorrection, soit accentuer ta variété de langue qui est stigmatisée pour faire fi des conventions. »

Pourtant, on pense à des artistes populaires de la région, comme Radio Radio et Lisa Leblanc, et on se dit qu’on commence à en revenir, de l’accent, non ? « Dans notre milieu, on essaye de s’émanciper avec ces succès, mais lorsqu’on entend ces artistes en entrevue, on revient tout le temps au chiac au lieu de parler de leur musique et de ce qu’ils ont à dire », remarque Mme Richard.

Projet-fleuve

 

C’est à l’Université de Moncton que les deux artistes se sont connus, puis ils ont joué ensemble dans la série À la valdrague, diffusée sur les ondes de Radio-Canada. C’est pendant ce tournage qu’ils ont décidé de se lancer dans un projet sur l’insécurité linguistique.

« Nous sommes partis de nous, parce que c’est ce que nous connaissons le plus, raconte Mme Richard. Nous avons fait une biographie langagière dans laquelle nous décortiquons les moments dans nos vies qui auraient pu permettre de développer de l’insécurité linguistique ; nous regardons les symptômes et nous essayons aussi de trouver des façons d’en sortir. »

Une langue ne meurt pas lorsqu’on y intègre des mots d’une autre langue, comme l’anglais avec le chiac ; elle meurt lorsqu’on arrête de la parler

 

Ils ont fait énormément de recherche sur le sujet, parcouru l’histoire du français, rencontré une foule d’experts, comme la sociolinguiste Annette Boudreau, professeure émérite à l’Université de Moncton. Ils ont aussi lu les livres de la sociolinguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, qui s’intéresse à l’insécurité linguistique des Québécois, et ils se sont reconnus dans ses propos. Parce que ce phénomène ne se vit pas seulement dans le sud-est du Nouveau-Brunswick.

« L’insécurité linguistique se vit un peu partout où les francophones sont en minorité, comme dans les provinces atlantiques, au Manitoba, mais aussi au Québec et en Belgique par rapport à la France », explique M. Robichaud, qui a souvent reçu le « faux compliment » qu’il parle bien pour un gars du Sud-Est.

Reprendre la parole

 

Lorsqu’on parle sa langue maternelle, le français, dans une Amérique du Nord majoritairement anglophone, et que l’on se fait dire continuellement qu’on le parle mal, le risque est de se tourner vers l’anglais, croit Gabriel Robichaud. « Or, une langue ne meurt pas lorsqu’on y intègre des mots d’une autre langue, comme l’anglais avec le chiac ; elle meurt lorsqu’on arrête de la parler », affirme l’auteur d’Acadie Road, publié aux Éditions Perce-Neige, qui a gagné le prix littéraire Champlain 2019 pour l’excellence et la vitalité littéraire franco-canadienne.

Pour le duo, parler haut et fort d’insécurité linguistique et voir à quel point le sujet suscite de l’intérêt est libérateur et grisant. « Mais il y a également quelque chose de très vertigineux de répondre à ce silence, de reprendre la parole alors que l’insécurité linguistique est quelque chose que les gens taisent », fait remarquer M. Robichaud.

Il faudra attendre au moins jusqu’à 2023 avant de voir la pièce de théâtre, mais une lecture pourrait avoir lieu à Montréal cette année. Le duo espère pouvoir faire une tournée internationale avec ce projet. Mais déjà, il est sollicité de toute part, que ce soit pour participer à des colloques de sociolinguistique et même, pour aider la fonction publique fédérale avec l’insécurité linguistique de ses employés ! Des signes qui laissent croire qu’il était grand temps de briser le silence.

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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