«Dégoûtée» par les inconduites sexuelles, une lieutenante-colonelle quitte l'armée

La directrice du centre d’intervention mis sur pied pour aider les victimes d’inconduite sexuelle dans l’armée affirme que les récentes plaintes contre de hauts dirigeants sont un signe de progrès, pas d’échec.
Denise Preston, directrice du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle, administré par des civils, admet tout de même que le fait que ces allégations soient soulevées dans les médias, plutôt qu’au sein même de l’armée, montre qu’il y a un manque de confiance dans le processus de signalement.
Cela montre également qu’on doit en faire plus pour éliminer les comportements sexuels inappropriés dans l’armée, selon Mme Preston, qui demande depuis un certain temps au ministère de la Défense et aux Forces armées de lui fournir des données. L’armée a déjà promis de fournir de meilleures informations, ce qui, selon Mme Preston, est essentiel pour comprendre la portée et l’ampleur du problème, les victimes, les auteurs et le sort qui leur est réservé après les plaintes.
Or, en entrevue cette semaine à La Presse canadienne, Mme Preston, qui est directrice du Centre depuis 2017, a soutenu que l’armée n’avait fait que des progrès minimes, au cours des dernières années : de précédentes promesses ont été balayées par des priorités changeantes, qui ont détourné l’attention du traitement réservé aux inconduites sexuelles, a-t-elle dit.
Mme Preston indique que les meilleures informations dont les militaires disposent actuellement proviennent de deux enquêtes de Statistique Canada sur le personnel militaire en service, publiées en 2016 et 2018. Selon le rapport de 2018, 1,6 % des membres des Forces régulières, soit environ 900 personnes, ont déclaré avoir été victimes d’agression sexuelle, soit sur le lieu de travail militaire, soit impliquant des militaires au cours de l’année précédant l’enquête. Pour la réserve, ce nombre était de 2,2 %, soit environ 600 personnes.
Une lieutenante-colonelle « écœurée » démissionne
Les commentaires de Mme Preston interviennent au milieu d’allégations émergentes d’inconduites qui visent les plus hauts gradés de l’armée canadienne, y compris les deux plus récents chefs d’état-major de la défense, le général Jonathan Vance et l’amiral Art McDonald. Cela coïncide également avec des questions toujours croissantes sur l’incapacité permanente de l’armée à s’attaquer à un problème qui est apparu et resurgit sans cesse depuis plus de 20 ans, y compris en 2014, date à laquelle le Centre d’intervention a été créé.
Et récemment, une lieutenante-colonelle a démissionné des Forces armées, après 25 ans de service, se disant « écœurée » par les enquêtes sur les allégations d’inconduite sexuelle des plus hauts membres de l’état-major et « dégoûtée » qu’il a fallu si longtemps pour amorcer des enquêtes.
Dans sa lettre de démission, obtenue par La Presse canadienne, la lieutenante-colonelle Eleanor Taylor soutient, dans des mots très durs, que l’incapacité des hauts dirigeants à donner l’exemple aura finalement sabordé les efforts déployés ces dernières années pour éradiquer les inconduites sexuelles dans l’armée canadienne.
« Bien que je reste extrêmement fière de certaines parties de notre organisation, nous avons perdu toute crédibilité en matière de lutte contre les comportements sexuels préjudiciables », écrit Mme Taylor, qui a commandé une compagnie d’infanterie en Afghanistan et a servi dans les forces spéciales de l’armée canadienne. « Pour moi, l’abus de confiance a été trop important et mon départ constitue le meilleur outil à ma disposition pour souligner l’ampleur de ma déception. »
La mal nommée « Opération Honour » ?
Mme Taylor écrit qu’elle a été « encouragée par la détermination dont nos dirigeants ont fait preuve » lorsque le général Vance dès son arrivée en juillet 2015, a lancé l’« Opération Honour », un effort global pour éliminer les inconduites sexuelles dans l’armée.
On apprend maintenant que M. Vance aurait eu une relation continue avec une subordonnée, qui a commencé il y a plus de dix ans et s’est poursuivie après qu’il est devenu chef d’état-major de la défense. M. Vance aurait aussi envoyé un courriel obscène à une jeune militaire en 2012, avant de devenir chef d’état-major.
Global News, qui a fait état des allégations début février, soutient que M. Vance a nié tout acte répréhensible. La Presse canadienne n’a pas pu vérifier les allégations de manière indépendante et M. Vance a refusé de répondre aux questions.
L’amiral McDonald, qui a succédé à M. Vance en janvier, s’est temporairement retiré de ses fonctions pendant que la police militaire enquête sur une allégation d’inconduite, qui n’a pas été détaillée publiquement.
Bien que Mme Taylor ne soit pas la seule à avoir critiqué les progrès de l’armée sur la question, Denise Preston croit que les reportages récents devraient être considérés comme un pas dans la bonne direction. « Grâce à quelques personnes qui se sont manifestées, cela a permis à davantage de personnes de se manifester », a-t-elle estimé dans une entrevue réalisée mardi soir, avant que la nouvelle de la démission de Mme Taylor ne soit connue.
« Est-ce que ça serait arrivé il y a cinq ans ? Il y a dix ans ? Je n’en suis pas sûr. Ce que me fait dire que c’est peut-être le résultat d’un dialogue accru au sein de l’organisation et de la mise en place de l’opération Honour. »
La lieutenante-colonelle Taylor, qui occupait récemment un rôle de commandement dans une unité de réserve à Halifax, ne mentionne aucun officier supérieur spécifique dans sa lettre de démission. Mais à propos de l’« Opération Honour », elle écrit : « malheureusement, l’échec de l’état-major à donner l’exemple a empoisonné » cette initiative. « À mon avis, les dommages au progrès sur cette question sont graves et la question de savoir si les dommages l’emportent sur les gains demeure ouverte. Ma recommandation est de débaptiser immédiatement l’opération « Honour »— c’est désormais dangereux. »