De la Syrie au Canada, l'exil infini de la famille Dureid

En novembre 2019, Muzna Dureid (à droite) est allée attendre à l’aéroport ses parents et l’un de ses frères, que sa famille adoptive québécoise (au centre sur la photo) avait accepté de parrainer.
Photo: Photo fournie par Muzna Dureid En novembre 2019, Muzna Dureid (à droite) est allée attendre à l’aéroport ses parents et l’un de ses frères, que sa famille adoptive québécoise (au centre sur la photo) avait accepté de parrainer.

Pour Muzna Dureid et sa famille, c’est une décennie à pleurer des morts et un pays en ruine, mais une foule de nouvelles expériences dans une autre vie qui commence.

Dix ans de conflit, dix ans d’exil. Le 15 mars 2011, jour du début de l’insurrection en Syrie, Muzna Dureid était une jeune femme de 20 ans qui avait la vie devant elle. Elle étudiait la langue de Molière à l’Université de Damas pendant que, porté par un certain vent contestataire venu du Maghreb, le Printemps arabe s’installait dans son pays, qu’elle allait bientôt devoir quitter.

Cette date du 15 mars, Muzna Dureid ne peut pas l’oublier. À Deraa, à l’extrême sud du pays, des protestataires devant le palais de justice demandent la libération d’une dizaine d’adolescents qui avaient été arrêtés et torturés pour avoir graffité sur des murs le message « Ton tour arrive, Docteur », à l’intention du président Bachar Al-Assad, ophtalmologue de profession.

À Damas, où elle vit, plusieurs de ses oncles et de ses cousins sont aussi sortis dans les rues par solidarité, répondant à l’appel à la révolution syrienne qui se disséminait un peu partout au pays. « On ne savait pas que mes oncles étaient à la manifestation. Je l’ai appris quand on les a vus se faire arrêter par des agents des services secrets habillés en civil dans des vidéos sur Facebook », raconte la jeune militante, qui vit aujourd’hui à Montréal.

Quelques mois plus tard, c’est un autre de ses oncles qui est assassiné en pleine manifestation. « Mon oncle a reçu une balle dans la tête. Je l’ai vu s’écrouler sous mes yeux », relate à son tour Monzer, le frère cadet de Muzna. Ce jour-là, le jeune homme, qui avait 18 ans à l’époque, était sorti manifester à l’insu de ses parents. Le mois suivant, c’était leur frère aîné qui se faisait emprisonner.

Je pensais que c’était juste temporaire et que le régime allait tomber, comme en Tunisie et dans les autres pays arabes. Jamais je n’aurais imaginé que la situation allait devenir très complexe au point qu’on n’allait pas pouvoir revenir. 

Un départ précipité

Pour la famille Dureid, qui ne cache pas ses positions anti-régime, l’exil devient inévitable. Ils vont d’abord en Arabie saoudite, où le père avait un permis de résidence puisqu’il enseignait le russe à l’université. Muzna prend quelques effets, mais rien d’important, pas même son certificat de naissance. « Je pensais que c’était juste temporaire et que le régime allait tomber, comme en Tunisie et dans les autres pays arabes. Jamais je n’aurais imaginé que la situation allait devenir très complexe au point qu’on n’allait pas pouvoir revenir », dit la jeune femme de maintenant 30 ans, qui a symboliquement gardé la clé de sa maison détruite.

Si elle est physiquement hors de danger, son cœur, lui, est resté dans son pays natal, qui devient le centre de son action politique. Elle organise des activités virtuelles pour faire connaître la situation des réfugiés et des déplacés, en particulier celle des femmes dans les camps. Elle a aussi toujours l’œil sur le quartier, considéré comme révolutionnaire, où elle vivait à Damas, qui a littéralement été assiégé par le régime.

Son engagement hors norme lui vaut de prestigieuses bourses, dont plusieurs réservées aux militants pour les droits de la personne, qui lui ouvrent les portes du monde. La Turquie d’abord, puis la France, où elle reçoit une formation en droits de la personne au Conseil de l’Europe, et enfin le Canada, grâce à la Nobel Women’s Initiative, organisation basée à Ottawa.

Muzna voit le potentiel de stabilité que lui offre le Canada, où les Syriens sont accueillis à bras ouverts par le nouveau gouvernement de Justin Trudeau. « Dans l’avion, dans une situation dangereuse, je sais que je dois mettre mon masque à oxygène d’abord. Cette image m’a beaucoup aidée à me calmer et à comprendre que, la première étape pour aider les autres, c’est d’être stable », explique celle qui fait actuellement une maîtrise à l’Université de Concordia, en plus d’être agente de liaison pour les Casques blancs, un groupe de secouristes civils en Syrie.

Car la culpabilité d’avoir quitté son pays la suit comme son ombre. « C’est difficile d’être ici, alors que tant d’autres sont restés là-bas », confie Muzna. Plusieurs de ses oncles et cousins ont été tués, torturés. L’un d’eux est même toujours en prison, dix ans plus tard. « Je me dis que, dans chaque conflit, il y a des victimes et des survivants. Et moi, je fais partie des survivants, de ceux qui sont encore là pour témoigner de l’histoire et de la réalité que vit mon peuple. »

Recommencer sa vie au Québec

 

Après avoir demandé l’asile politique, Muzna Dureid choisit Montréal, pour sa diversité et sa francophonie, même si elle n’y connaît personne. Pour l’aider à trouver quelqu’un chez qui habiter pendant ce moment de transition, elle lance un appel à tous sur Facebook. Un ami en Turquie lui dit alors qu’il a une cousine à Montréal, dont la voisine — il n’est pas de hasard — fait justement des démarches pour parrainer en groupe une famille syrienne avec un enfant handicapé.

Je fais partie des survivants, de ceux qui sont encore là pour témoigner de l’histoire et de la réalité que vit mon peuple

« Elle avait besoin d’un couch surfing. On a tout de suite dit oui. Elle devait rester deux semaines. Elle est finalement restée un an et demi », raconte Colleen Thorpe, qui considère Muzna comme sa fille. « C’était l’exode d’Alep, et Muzna était très affectée par ça. Elle était sur le 120 volts, elle voulait sauver la Syrie. »

À plus court terme, l’urgence était surtout de sauver la famille de Muzna, qui était sur le point d’être expulsée d’Arabie saoudite. En janvier 2017, alors que la jeune Syrienne venait tout juste d’être acceptée comme réfugiée, Colleen Thorpe et son conjoint déposent une demande de parrainage pour le reste de la famille Dureid, une semaine avant que le programme ne soit suspendu pour un an. « On était capables, on l’avait fait une fois, alors, pour nous, la question ne se posait pas », dit Mme Thorpe.

Intégration bénéfique

 

En novembre 2019, quelques mois avant la pandémie, les parents de Muzna et son frère Monzer, devenu paramédical, retrouvent Muzna. Ne manquait plus que le fils aîné, parti en Espagne pour son doctorat, qui est venu les visiter début 2020, tout juste avant que la pandémie ne frappe. « Avant, on était dispersés [aux quatre coins] du monde, et c’était compliqué de se voir. Mais maintenant, on se réunit au Canada. C’est chez nous », s’est réjoui Monzer.

Le jeune homme de 27 ans ne cache toutefois pas les difficultés qu’il a eues à chercher un emploi, à tenter de faire reconnaître ses diplômes, à apprendre le français. Depuis deux mois, il travaille dans l’équipe de la santé publique de la Croix-Rouge canadienne, qui visite les prisons du pays en cette période de pandémie. Pour cet emploi tombé du ciel, on ne s’est pas préoccupé de son bilinguisme, de son statut migratoire, de son nom de famille à consonance arabe ni de cette fameuse « expérience canadienne » qu’il n’avait pas. « Je n’ai pas les mots pour dire à quel point ce travail a aidé à ma santé mentale, qui était sous zéro », confie-t-il. Il aimerait que la vie déjà si difficile des nouveaux arrivants soit simplifiée. « Ça profiterait aux deux côtés. »

Malgré toutes les difficultés, le jeu en vaut la chandelle, croit la famille Dureid. Et pour Muzna, point de regret d’avoir tant voulu sauver son peuple, même si cela a lui a valu l’exil forcé. « Même avec le recul, si on me redonnait le choix, je choisirais la révolution. C’est la seule option pour libérer la Syrie, qui n’a pas mérité ce destin. »

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