Les femmes inuites sont surreprésentées dans les cas de violence conjugale

«La violence conjugale, c’est un enjeu majeur au Nunavik. C’est difficile d’en parler publiquement, puisque c’est encore un sujet tabou. Ni les victimes ni les agresseurs ne veulent en discuter ouvertement», laisse tomber Anita Gordon, à la tête du programme de bien-être au Centre de santé Tulattavik de l’Ungava.
Photo: Jacques Boissinot Archives La Presse canadienne «La violence conjugale, c’est un enjeu majeur au Nunavik. C’est difficile d’en parler publiquement, puisque c’est encore un sujet tabou. Ni les victimes ni les agresseurs ne veulent en discuter ouvertement», laisse tomber Anita Gordon, à la tête du programme de bien-être au Centre de santé Tulattavik de l’Ungava.

Des dix derniers meurtres conjugaux survenus au Québec, trois victimes sont des femmes inuites. Une situation des plus alarmantes, alors que la population inuite du Nunavik compte pour 0,11 % de la population québécoise. Le cas d’Elisapee Angma, tuée il y a trois semaines par un multirécidiviste de violence conjugale qui venait d’être libéré sous caution, illustre les dangers quotidiens auxquels sont exposées les femmes en région éloignée, selon des organismes.

Le corps d’Elisapee Angma, une mère de famille, a été retrouvé avec d’importantes blessures le 5 février dans sa résidence de Kuujjuaq. Deux semaines plus tôt, son ex-conjoint, Thomassie Cain, avait été libéré sous caution après avoir pourtant bafoué des ordonnances lui interdisant de s’approcher d’elle. Le corps de l’homme a été retrouvé quelques heures plus tard — il se serait enlevé la vie.

« La violence conjugale, c’est un enjeu majeur au Nunavik, laisse tomber Anita Gordon, qui est à la tête du programme de bien-être au Centre de santé Tulattavik de l’Ungava. C’est difficile d’en parler publiquement, puisque c’est encore un sujet tabou. Ni les victimes ni les agresseurs ne veulent en discuter ouvertement. »

74%
C’est la proportion des femmes inuites du Nunavik qui rapportent avoir été victimes de violence à la maison, selon un mémoire de l’organisme Pauktuutit Inuit Women of Canada.

La Couronne s’était opposée à la remise en liberté de M. Cain, selon des documents de cour consultés par Le Devoir. Toutefois, après avoir entendu la preuve et les arguments des parties, la juge Peggy Warolin a ordonné la mise en liberté de l’accusé en lui imposant diverses conditions. « Par respect pour l’enquête en cours sur les circonstances de ces décès, nous ne commenterons pas davantage ces événements actuellement », a indiqué par écrit la porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales, Me Audrey Roy-Cloutier.

« Il y a beaucoup de questions qui se posent », lance en entrevue avec Le Devoir Viviane Michel, présidente de Femmes autochtones du Québec. « Cet homme avait des antécédents, il avait des conditions qu’il n’a pas respectées, il était détenu et on a décidé de le libérer. Pourquoi a-t-on banalisé la violence conjugale ? » questionne-t-elle.

« Sous le radar »

Les préoccupations sont vives puisque les femmes inuites sont surreprésentées dans les meurtres commis dans un contexte de violence conjugale.

 

« Il y a un décalage auquel nous devons remédier, parce qu’il y a actuellement un traitement différent des meurtres des femmes autochtones, qui passent souvent sous le radar », souligne Maud Pontel, coordonnatrice de l’Alliance des maisons d’hébergement de deuxième étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale et membre du comité d’examen des décès liés à la violence conjugale du Bureau du coroner.

Dans la dernière année, Mary Saviadjuk, 37 ans, a perdu la vie à Salluit, le 1er novembre. Son conjoint, Paulusie Usuituayuk, 42 ans, a été accusé d’homicide involontaire. Et le 18 janvier 2020, le corps inanimé d’Annie Koneak, 30 ans et mère de trois enfants, était retrouvé. Son conjoint, Jobie Rena Annanack, a été accusé de meurtre non prémédité. Ces deux hommes avaient également de lourds casiers judiciaires.

Fin janvier, le ministre canadien des Services aux Autochtones, Marc Miller, révélait que les femmes inuites et leurs enfants font face à un taux de violence 14 fois plus élevé que les autres femmes canadiennes — soit le taux de violence le plus élevé au pays. Et malgré cela, plus de 70 % des 51 communautés inuites du Canada ne disposent d’aucun refuge d’urgence.

« En ce moment, nous avons seulement deux maisons d’hébergement d’urgence pour les femmes dans tout le Nunavik et elles sont pleines la majorité du temps », dénonce Anita Gordon. Ottawa annonçait en janvier la construction de cinq nouveaux refuges pour la communauté inuite. Un investissement qui ne dénouera toutefois pas l’impasse dans laquelle se trouvent bien des femmes inuites, également confrontées à la pénurie de logements sociaux. « Le manque de places et le manque de soutien pour les victimes et les agresseurs ne font que mener à une escalade de la situation. »

Peu de dénonciations

 

Dans un mémoire déposé devant l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, l’organisme Pauktuutit Inuit Women of Canada révélait que 74 % des femmes inuites du Nunavik rapportent avoir été victimes de violence à la maison.

Mais sans pour autant dénoncer la situation auprès des autorités. De 2001 à 2017, 5180 accusations pour des infractions liées à la violence conjugale ont été déposées contre des Inuits au Québec, selon des données obtenues auprès du ministère de la Justice par la commission Viens. À l’échelle québécoise, ce chiffre représente 3,17 % des accusations déposées en matière de violence conjugale, alors que 30 % des meurtres conjugaux des 13 derniers mois ont eu lieu au Nunavik.

Le manque de confiance envers les policiers du Corps de police régional Kativik, qui ont « une compréhension limitée de l’histoire des communautés inuites et des causes profondes des problèmes rencontrés, en particulier la consommation de drogues et d’alcool et la violence familiale » a notamment été évoqué dans une étude publiée en 2020 par la chercheuse Elizabeth Comack, du Département de sociologie et de criminologie de l’Université du Manitoba, pour expliquer ce phénomène.

« Pour de nombreuses participantes du Nunavik, la police est une force extérieure qui impose une forme de justice contraire à la façon inuite de résoudre les conflits », peut-on lire dans l’étude fondée sur les témoignages de 45 femmes inuites.

Isolement

 

Plusieurs autres facteurs entrent aussi en ligne de compte. « L’isolement dans lequel se trouve chaque communauté du Nunavik joue aussi un rôle dans [l’incidence de] la violence conjugale, souligne Anita Gordon. Ça permet plus d’abus et ça entraîne un sentiment de solitude pour les victimes qui tentent de mettre fin aux violences, alors que dans certaines communautés, le blâme est mis sur la personne qui a été agressée. »

N’ayant nulle part où aller, et avec souvent plusieurs enfants à leur charge, plusieurs femmes gardent le silence. D’autant qu’avec le manque criant de ressources en santé mentale au Nunavik, ni les victimes ni les agresseurs ne reçoivent le soutien dont ils ont besoin, mentionne Mme Gordon.

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