Ottawa a failli à sa tâche de fournir de l’eau potable aux Premières Nations, dénonce la vérificatrice générale

Photo: Alexis Riopel Le Devoir Selon une analyse indépendante faite en 2019, Services aux Autochtones Canada ne finance que 33% des besoins de la réserve anichinabée de Kebaowek pour assurer le fonctionnement et l’entretien de ses infrastructures d’eau potable. La contribution fédérale est censée s’élever à 80%.

Le gouvernement de Justin Trudeau n’a pas fourni le soutien nécessaire aux collectivités autochtones pour leur assurer un accès continu à une eau potable salubre, selon la vérificatrice générale du Canada, qui a déposé un rapport à cet effet jeudi à la Chambre des communes. Le ministre responsable du dossier a accepté toutes les recommandations de la contrôleuse et réitéré son engagement à faire bouger les choses.

Une formule de financement « désuète », la mise en place de solutions provisoires plutôt que définitives et l’absence d’un régime de réglementation font partie des raisons qui expliquent, selon Karen Hogan et son équipe, qu’une soixantaine d’avis à long terme sur la qualité de l’eau potable — dont la plupart recommandent de faire bouillir l’eau — sont encore aujourd’hui en vigueur dans les communautés des Premières Nations du Canada.

« Je suis très inquiète et franchement découragée que ce problème de longue date ne soit toujours pas résolu », a déclaré Mme Hogan en marge de la présentation de cinq rapports, dont celui-ci. La vérificatrice générale (VG) a le rôle d’évaluer de manière « indépendante, objective et systématique » la performance de l’appareil public.

Les constats de la VG font largement écho à l’enquête publiée plus tôt cette semaine par un consortium universitaire et médiatique dirigé par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia, dont Le Devoir fait partie. L’exercice démontrait qu’Ottawa est au courant depuis des années du sous-financement de l’entretien des infrastructures d’eau dans les réserves autochtones, mais tarde à remédier au problème.

Dans son rapport déposé jeudi, la VG Karen Hogan met le doigt sur l’un des éléments qui, selon l’enquête du consortium dont Le Devoir fait partie, limite le plus gravement la capacité aux communautés à assurer la pérennité et le bon fonctionnement de leurs systèmes hydrauliques : une formule d’allocation du financement qui estime mal les coûts réels d’utilisation sur le terrain.

Si ces défaillances ne sont pas corrigées, les collectivités des Premières Nations pourraient ne pas avoir accès à une eau potable salubre.  

 

« Nous avons constaté, écrit-elle, que la formule utilisée par Services aux Autochtones Canada [SAC] afin de calculer le financement octroyé pour le fonctionnement et l’entretien était désuète. » La formule, qui date de 1987, prévoit une bonification annuelle des sommes allouées en fonction de l’inflation, mais ne prend pas en compte les avancées technologiques des dernières décennies. Les nouveaux systèmes sont souvent plus efficaces, mais aussi plus dispendieux.

Par ailleurs, la politique gouvernementale prévoit que le fédéral finance 80 % des frais de fonctionnement et d’entretien des infrastructures d’eau. Cependant, note Mme Hogan, le ministère lui-même convient que, puisque la formule est désuète, il n’avait en réalité pas financé cette fraction des coûts. « Ce manque de fonds a contribué aux problèmes de pénurie d’opérateurs de réseaux et à la dégradation accélérée des réseaux d’alimentation en eau. »

Une soixantaine d’avis à long terme (12 mois ou plus) sur la qualité de l’eau potable sont encore aujourd’hui en vigueur dans les communautés des Premières Nations du Canada. En 2015, le gouvernement de Justin Trudeau avait promis de lever l’ensemble des 160 avis à long terme avant le 31 mars 2021. En décembre dernier, le ministre des Services aux Autochtones du Canada, Marc Miller, a reconnu que cet objectif ne serait pas atteint.

Selon Karen Hogan, la pandémie n’explique qu’en partie le report de l’échéance. « Nous avons constaté que, même si la pandémie de coronavirus a ralenti l’avancement de certains projets, beaucoup d’entre eux accusaient déjà des retards avant la pandémie », observe-t-elle dans son rapport.

Par ailleurs, souligne la comptable, 15 des 100 avis à long terme sur la qualité de l’eau potable levés depuis 2015 l’ont été grâce à la prise de mesures provisoires. « [Il reste] à mettre complètement en œuvre des solutions à long terme visant à corriger les défaillances des réseaux d’alimentation en eau », écrit la VG. Dans certains cas, ces solutions à long terme ne sont pas attendues avant « plusieurs années ».

Malgré les investissements importants du fédéral pour bâtir ou rénover les infrastructures d’eau potable et d’eaux usées des Premières Nations (au moins 1,74 milliard ces cinq dernières années), l’évaluation des risques qui pèsent sur ces ouvrages ne s’est globalement pas améliorée.

« Au cours de l’exercice 2014-2015, l’évaluation annuelle réalisée par le ministère [SAC] a révélé que 304 des 699 réseaux évalués (soit 43 %) posaient un risque élevé ou moyen, lit-on dans le rapport de la VG. Cinq ans plus tard, au cours de l’exercice 2019-2020, 306 des 718 réseaux évalués, soit le même pourcentage, posaient toujours un risque élevé ou moyen. Selon le ministère, les réseaux qui présentent un risque élevé ou moyen peuvent comporter des défaillances majeures auxquelles il faut remédier. Si ces défaillances ne sont pas corrigées, les collectivités des Premières Nations pourraient ne pas avoir accès à une eau potable salubre. »

Aucun règlement connexe à la Loi sur la salubrité de l’eau potable des Premières Nations — entrée en vigueur en 2013 et critiquée par des groupes autochtones — ne garantit pour l’instant la salubrité de l’eau potable dans les réserves autochtones. De tels règlements existent aux niveaux provincial et territorial, mais n’ont pas force de droit comparable pour les Premières Nations.

En décembre 2020, le gouvernement fédéral a annoncé une enveloppe supplémentaire de 616 millions sur six ans pour le fonctionnement et l’entretien des infrastructures d’eau des Premières Nations. Or, note Mme Hogan, puisque SAC n’a pas mis à jour ses politiques de financement avant d’accorder ces sommes, « il était difficile de déterminer si les fonds supplémentaires annoncés suffiraient à permettre aux Premières Nations d’assurer le fonctionnement et l’entretien de leurs infrastructures liées à l’eau ».

La vérificatrice générale recommande ainsi à SAC « en toute priorité » de « modifier la politique et la formule de financement en vigueur afin de verser aux Premières Nations un financement suffisant pour faire fonctionner et entretenir les infrastructures liées à l’eau potable ».

« Nous accueillons favorablement — bien évidemment — les recommandations du rapport de la vérificatrice », a réagi en après-midi le ministre Miller en conférence de presse téléphonique. Selon lui, les sommes annoncées en décembre combleront une grande partie des lacunes en matière de fonctionnement et d’entretien. Il est cependant resté évasif sur la date visée pour une mise à jour de la formule d’allocation du financement.

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