Le SPVM aveuglé par une vision en tunnel

Un poste de commandement a été déployé à LaSalle au début du mois de février près d’un stationnement où la voiture volée par le suspect aurait été retrouvée.
Photo: Ryan Remiorz La Presse canadienne Un poste de commandement a été déployé à LaSalle au début du mois de février près d’un stationnement où la voiture volée par le suspect aurait été retrouvée.

Selon des experts, les communications officielles du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) démontrent que le corps de police, convaincu à tort de la culpabilité de Mamadi III Fara Camara, s’est plongé dans une vision en tunnel dès les premières minutes de l’enquête, laissant de côté des éléments de preuve cruciaux.

Une reconstitution du fil de l’opération effectuée par Le Devoir met en lumière les informations confuses, changeantes et contradictoires transmises alors que les enquêteurs n’avaient pas terminé leur travail le soir du 28 janvier. Les efforts des policiers semblent s’être concentrés sur un seul suspect.

Il est environ 17 h 24 lorsque les médias rapportent l’importante opération policière qui se déploie à proximité du Marché central, à Montréal. Moins d’une trentaine de minutes se sont écoulées depuis l’altercation au cours de laquelle le policier Sanjay Vig a été désarmé et blessé à la tête.

La première version de l’événement communiquée par le SPVM fait état d’un « policier atteint par balle ». Pendant une dizaine de minutes, plusieurs médias rapportent d’ailleurs cette information, qui sera corrigée dans les minutes suivantes par un porte-parole du SPVM. À 17 h 53, le corps de police confirme sur Twitter qu’un « agent a été blessé sérieusement lors d’une intervention dans le secteur de Parc-Extension ».

« C’est un message très inhabituel pour un corps de police. D’habitude, surtout au début d’une intervention, la police n’a pas tendance à donner beaucoup d’informations parce que, justement, l’enquête est en cours et ils veulent la respecter », note Rémi Boivin, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et directeur du Centre international de criminologie comparée.

 

« Le SPVM a décidé d’en faire un événement “en direct” et ça explique une partie du dérapage », estime de son côté l’expert en criminologie Jean-Claude Bernheim.

La version donnée par le SPVM aux journalistes sur place — dont celui du Devoir — indique que « vers 15 h 50, le policier a intercepté un véhicule ». Or, on sait aujourd’hui que c’est plutôt aux alentours de 16 h 50 que l’agent Vig a intercepté M. Camara. Dans cette même déclaration, le SPVM avançait que « durant l’intervention, il y a eu une altercation physique avec le conducteur au cours de laquelle le policier a été blessé ».

« Le but des communications [d’un corps de police] c’est de donner une impression, d’orienter l’opinion publique », souligne M. Bernheim.

Vers 18 h 30, un porte-parole du corps de police montréalais, Jean-Pierre Brabant, a indiqué que le SPVM tentait « de déterminer si le policier a été blessé par balle ou blessé lors de l’intervention. Ce que je peux vous dire, par contre, c’est que le policier est actuellement au centre hospitalier, il est conscient et se porte bien ».

À ce jour, le SPVM confirme que l’agent Vig a été blessé au haut du corps, mais refuse toujours de préciser la nature de ses blessures. « Elle sera déterminée au cours de l’enquête. Nous ne pouvons malheureusement donner de plus amples détails par souci de ne pas la compromettre », a indiqué au Devoir le SPVM.

Confiance aveugle ?

« Dans cette affaire, dès le départ, la personne la plus crédible, c’est l’agent Vig. Il a donné sa version et elle était logique et rationnelle, elle tenait la route. C’était un scénario plausible et c’est normal de lui avoir accordé de la crédibilité », mentionne M. Bernheim. « Le problème n’est pas d’avoir pensé que M. Camara soit le suspect, le problème c’est que personne n’a révisé pour s’assurer que c’était le cas, que personne n’ait vu qu’une autre voiture arrive dans la vidéo », poursuit-il.

À 18 h 53, le SPVM publie un deuxième tweet où il annonce avoir procédé à l’arrestation du suspect. « La crédibilité du policier Vig les a convaincus et comme ça tenait la route, ils ont continué leur enquête en ce sens. Les autres témoins sur place, comme c’est du monde bien ordinaire, leurs versions étaient moins importantes », soutient M. Bernheim.

 

« C’est rapide pour communiquer avec les médias, mais leur tweet demeure assez conservateur », nuance quant à lui Rémi Boivin, de l’Université de Montréal.

Policier à la retraite, Guy Ryan estime également qu’il y a eu une vision en tunnel, mais il rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue le vol de l’arme de service du policier blessé, qui n’a d’ailleurs toujours pas été retrouvée. « Je ne crois pas que c’était de la mauvaise foi, mais quand un collègue est blessé en devoir, il y a l’adrénaline qui embarque », souligne-t-il. Le déplacement massif d’une centaine de policiers a également pu occasionner une perte de contrôle momentanée, ajoute-t-il. « Le SPVM, c’est sûr qu’il voulait vraiment réagir. Là, on vient de s’attaquer à l’institution. »

« La vision en tunnel, c’est la nature humaine, c’est de ne pas chercher quelque chose qui nous contredit, mais plutôt quelque chose qui nous conforte. Avoir une vision en tunnel, ça ne veut pas dire que c’est mal en soi, mais il faut accepter et trouver des façons de faire pour que ce ne soit pas préjudiciable », renchérit l’expert en criminologie Jean-Claude Bernheim.

Méprise sur le terrain

 

Sur le terrain, une confusion régnait déjà quant à l’arrestation du bon suspect. Le Devoir a procédé à l’écoute des reportages et topos livrés en direct le soir du 28 janvier.

Au micro de Patrick Lagacé, sur les ondes du 98,5 FM, le journaliste de La Presse Daniel Renaud a rapporté vers 18 h qu’« un individu aurait été arrêté dans les minutes ou les moments qui ont suivi dans le secteur, mais ça ne serait pas le bon suspect. Officiellement, au moment où on se parle, le suspect et l’arme du policier n’auraient pas été localisés », indiquait-il.

Cet imbroglio est également souligné en direct au bulletin de 22 h à TVA Nouvelles. Le journaliste Félix Séguin déclare : « Il y a eu des versions contradictoires au cours de la soirée. On croyait qu’il avait été arrêté, à d’autres moments, non. Finalement oui, il a été intercepté par les policiers du SPVM. »

« Les policiers, le travail qu’ils ont à faire ne peut pas fonctionner sur le principe de présomption d’innocence. Eux, ils fonctionnent sur la présomption de culpabilité et c’est ça qu’ils ne veulent pas admettre. Leur objectif, c’est de trouver des coupables, pas des innocents », fait valoir M. Bernheim.

La suite est connue de tous les Québécois. Le lendemain, M. Camara a été formellement accusé de tentative de meurtre, d’avoir désarmé l’agent Vig et d’avoir déchargé une arme à feu dans l’intention de le blesser — des accusations qui seront retirées six jours plus tard.

Ce coup de théâtre a provoqué de vives critiques à l’égard du travail des policiers. Au lendemain de la libération de M. Camara, le SPVM a diffusé un communiqué dans lequel on insistait sur la « complexité exceptionnelle » de l’enquête.

 

« Le travail en continu des enquêteurs a permis de faire une nouvelle analyse des éléments de preuve ne permettant plus de soutenir des accusations envers le suspect initialement appréhendé », a expliqué le chef de police Sylvain Caron. « La combinaison de tous les éléments de preuve nous permet d’envisager la présence d’une personne additionnelle sur la scène de l’événement, le soir du crime. »

Or, selon l’ancien policier Ryan, l’aménagement d’un poste de commandement deux jours après l’événement montre que les pièces du casse-tête n’étaient pas complètement assemblées lorsque les accusations ont été portées. « Quand des policiers reviennent sur place, alors qu’il n’y a plus de périmètre autour de la scène de crime, c’est qu’il leur manque certainement des informations », souligne-t-il.

Le Devoir a sollicité une entrevue avec le chef du SPVM concernant les communications officielles, mais celle-ci nous a été refusée. Dans une déclaration écrite, le corps de police montréalais souligne que ses « communications sont émises au tout début d’événements, notamment par souci de transparence, alors que les informations sont parfois parcellaires ».

L’utilisation des réseaux sociaux permet de joindre « un large éventail d’utilisateurs », explique le SPVM. « Elle permet également d’informer rapidement les journalistes de l’événement en cours et des développements liés pour ainsi faciliter le travail du porte-parole du SPVM présent sur le terrain. »

L’affaire se poursuit

Près d’un mois après la violente agression de l’agent Vig, le véritable agresseur est toujours en liberté et son arme n’a pas été retrouvée. Un poste de commandement a été déployé à LaSalle au début du mois de février près d’un stationnement où la voiture volée par le suspect aurait été retrouvée. Le SPVM n’a depuis communiqué aucune nouvelle information relative à l’enquête en cours.

Québec a depuis annoncé que le travail du SPVM ayant mené à l’arrestation et à l’accusation de M. Camara sera scruté en détail par le juge Louis Dionne. L’enquête, qui a débuté lundi, s’échelonnera sur une période maximale de cinq mois et mènera au dépôt d’un rapport. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a aussi annoncé qu’une enquête sur le traitement judiciaire du dossier de M. Camara sera menée.

Il se peut toutefois que ces rapports ne soient pas entièrement rendus publics. La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a précisé qu’ils le seront « dans la mesure où il sera possible de le faire sans nuire à une enquête policière ou à d’éventuelles poursuites judiciaires ».

M. Camara et sa famille se sont d’ailleurs dits déçus et auraient préféré qu’elles prennent la forme d’une enquête publique. L’homme de 31 ans, qui a accepté les excuses du chef de police Sylvain Caron, n’a pas tourné la page pour autant et étudie toujours la possibilité d’intenter une poursuite civile, a indiqué son avocate, Me Virginie Dufresne-Lemire.
 



Une version précédente de ce texte, dans laquelle on indiquait erronément que Jean-Claude Bernheim était criminologue, a été corrigée.

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