Des communautés autochtones isolées de tout, sauf des changements climatiques

La communauté innue d’Unamen Shipu, sur la Côte-Nord, est seulement accessible par la voie des airs ou celle de la mer. Si le village de 1200 personnes est isolé géographiquement, il n’échappe pas pour autant à la menace planétaire posée par les changements climatiques.
« Je me rappelle très bien que dans ma jeunesse, on avait des hivers glaciaux, on pouvait avoir un couvert de glace de quelques kilomètres », raconte Bryan Mark, 39 ans, le chef de la communauté aussi connue sous le nom de La Romaine.
Ces dernières années, explique-t-il, le vent pousse la glace de la baie vers le large. Sans la présence de cette couche gelée, rien n’empêche le golfe du Saint-Laurent de déchaîner ses pires tempêtes sur la côte.
De fait, l’érosion côtière menace actuellement une partie des infrastructures publiques d’Unamen Shipu. En 2020, des travaux de stabilisation de la berge ont été réalisés afin de protéger la route principale, mais aussi l’usine d’eau potable qui dessert la communauté depuis 2009.
« On a un problème d’érosion qui dure depuis des années, dit le chef Mark. […] Du côté de la rivière, les effets sont très visibles. On peut carrément voir les arbres — que ce soit des bouleaux, des épinettes — qui sont en train de tomber en bas de la côte. »
Unamen Shipu est loin d’être la seule communauté autochtone au pays dont les infrastructures d’eaux potable et usées sont affectées par les changements climatiques, révèle une enquête réalisée par un consortium universitaire et médiatique mené par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia, dont l’Université de Carleton, l’Université du Québec à Montréal, APTN News et Le Devoir font partie.
Près d’un quart des responsables interrogés par notre équipe dans le cadre d’une série d’entrevues, menée d’un bout à l’autre du Canada, disent être inquiets des effets des changements climatiques sur leur eau potable. Et pourtant, Ottawa n’exige pas systématiquement la prise en compte des risques posés par le futur climat dans la conception des projets d’infrastructure qu’il finance.
Selon la loi constitutionnelle canadienne, la couronne est responsable des réserves autochtones. Ottawa finance la conception et la construction des systèmes d’aqueduc et d’égout, mais délègue leur gestion aux conseils de bande en vertu de la Loi sur les Indiens.
La côte s’effrite
En 2008, l’usine d’eau potable d’Unamen Shipu, alors âgée d’une quarantaine d’années, arrivait en fin de vie. Ottawa a alors financé la construction d’une nouvelle usine, plantée en plein village, au coût de 8,7 millions. L’ancienne installation, en retrait de trois kilomètres, devenait quant à elle une station de pompage alimentant la nouvelle station.
Dans la décennie suivante, l’érosion côtière n’a cessé de progresser en direction du chemin principal de la réserve. Cela menaçait l’axe routier, mais aussi l’aqueduc, les égouts et le tuyau reliant les deux usines, qui se trouvent sous le bitume.
« Chaque année, un pied ou deux [de terre] partaient », raconte Normand Bellefleur, le directeur général d’Unamen Shipu. « On a fait des pressions auprès du ministère [Services aux Autochtones Canada] pour faire un enrochement, poursuit-il. À un moment donné, la route allait partir, puis il ne serait pas resté grand-chose pour empêcher que notre usine [d’eau potable] parte aussi. »
« Sur la Côte-Nord, le taux moyen d’érosion est de 50 centimètres par année », rapporte Pascal Bernatchez, un professeur de l’Université du Québec à Rimouski qui étudie la transformation de la côte. La réduction du couvert de glace expose davantage le littoral aux tempêtes, l’accélération du cycle gel-dégel favorise l’érosion des falaises, et le niveau de la mer est en hausse.
Des travaux de stabilisation de la berge ont finalement été réalisés à Unamen Shipu l’an dernier. D’une longueur de 300 mètres et d’une largeur moyenne de 14 mètres, cet ouvrage doit protéger la côte de l’érosion. L’usine d’eau potable est donc sauve, pour l’instant.
Pourquoi avoir décidé d’installer la nouvelle usine en bordure de la côte, en 2008 ? M. Bellefleur explique que la disponibilité du terrain a joué sur le choix du nouveau site. Il assure aussi que la firme d’ingénierie avait pris en compte l’érosion côtière et les changements climatiques dans sa conception du projet.
Dans ses lignes directrices sur la conception des ouvrages en eau potable, Services aux Autochtones Canada exige une prémunition contre les risques d’inondation, de sécheresse et d’érosion côtière. Toutefois, le ministère ne demande pas explicitement de considérer le potentiel multiplicateur des changements climatiques sur ces risques.
Cette absence d’exigences claires fait en sorte que les changements climatiques ne sont pas toujours pris en compte dans la conception, déplore Kerry Black, une professeure d’ingénierie à l’Université de Calgary qui s’intéresse aux infrastructures durables dans les communautés nordiques et isolées.
« Si [des communautés autochtones] intègrent les changements climatiques dans la conception de leurs infrastructures d’eaux potable et usées, dit Mme Black, c’est une démarche ad hoc. Un consultant peut le proposer, ou une Première Nation peut le demander, mais ce n’est pas requis ni imposé. »
En entrevue, le ministre des Services aux Autochtones Canada, Marc Miller, défend cette décision de ne pas systématiquement imposer la considération des changements climatiques à tous les projets financés. Il en appelle au respect de l’autonomie des Premières Nations.
« La plupart du temps, dit le ministre Miller, les leaders autochtones se sont montrés exemplaires à l’égard du respect de l’environnement. Ils ont été à l’avant-garde de ces enjeux. Il existe un délicat équilibre entre les agents fédéraux qui débarquent dans une communauté et qui disent “voilà ce que vous devez considérer”, alors que les autorités locales le faisaient peut-être déjà. »
Financer après coup
En parallèle aux normes concernant les nouveaux projets, des programmes fédéraux visent à déceler et à régler les risques climatiques affligeant les installations existantes. Des experts et des communautés interviewés par notre équipe jugent toutefois que les sommes investies ne suffisent pas devant l’ampleur de la tâche à accomplir.
De 2015 à 2019, Services aux Autochtones Canada a notamment injecté 58 millions dans 57 projets visant à adapter les infrastructures aux changements climatiques. Cet argent a bénéficié à 65 des 630 communautés autochtones au Canada.
« En pratique, les [58 millions] correspondent à environ 90 000 $ par communauté. Donc si le gouvernement est sérieux dans sa volonté de régler nos problèmes d’infrastructures, ce n’est pas un effort honnête », critique Scott McLeod, le chef responsable de la région du lac Huron au sein de la nation anishinabek, qui représente 39 Premières Nations en Ontario.
Les Premières Nations peuvent également soumettre des projets à un programme générique d’Infrastructure Canada pour l’adaptation aux changements climatiques. Depuis le lancement de ce programme en 2018, seulement trois communautés autochtones y ont décroché du financement, pour un total de 99 millions.
Pour accéder à cette enveloppe d’Infrastructure Canada, les conseils de bande rivalisent contre des municipalités qui présentent de grands projets d’infrastructures. Ces dernières disposent même parfois d’employés spécialisés dans la rédaction de demandes de financement, explique Mme Black. « Les Premières Nations ne peuvent pas tirer leur épingle du jeu dans cette compétition », dit-elle.
Avant de savoir quel projet entreprendre, les communautés autochtones doivent aussi connaître les risques climatiques qui menacent leurs infrastructures. À cette fin, le gouvernement fédéral a accordé 45 millions aux Premières Nations sur une période de cinq ans pour évaluer les risques, élaborer des stratégies d’adaptation et réaliser des analyses coûts-avantages.
Ces investissements sont un pas dans la bonne direction, estime Deborah Harford, la directrice générale d’un groupe de recherche sur l’adaptation aux changements climatiques à l’Université Simon Fraser. « Mais ce n’est pas un montant énorme, compte tenu du grand nombre de Premières Nations au Canada et du fait qu’elles sont disproportionnellement affectées par les changements climatiques. »
« Dans plusieurs cas, les réserves ont été placées à des endroits mal aimés, où les colons ne voulaient pas vivre », dit Mme Harford, en donnant l’exemple des risques d’inondation.
En raison de leur situation souvent reculée, des communautés autochtones doivent aussi composer avec des feux de forêt de plus en plus fréquents. Les villages inuits de l’Arctique subissent pour leur part le plus grand réchauffement au pays, voyant le pergélisol fondre sous leurs pieds.
Partout au Canada, des communautés se relèvent donc les manches pour assurer à leurs membres un accès à l’eau potable malgré l’inadaptation de leurs infrastructures. D’un bout à l’autre du pays, notre consortium publie ces jours-ci des reportages à cet effet.
À Unamen Shipu, Normand Bellefleur se dit en tout cas soulagé de bénéficier cet hiver d’un enrochement protégeant la berge. Déjà, deux énormes tempêtes ont frappé la côte, dit-il en entrevue au début du mois de décembre. De l’avis de celui qui est directeur général de la réserve depuis 1985, c’est du jamais vu.
Avec Brittany Hobson (APTN News) et Krista Hessey (Global News)
Des inondations prévisibles
La communauté de Zhiibaahaasing, établie sur l’île Manitoulin du lac Huron, bénéficie d’une nouvelle usine d’eau potable depuis 2013. Cette Première Nation de 180 membres, dont 65 vivent dans la réserve, entendait profiter d’une eau saine pour longtemps grâce à cette installation.
Sauf que le niveau du lac, hautement variable en raison des changements climatiques, menace maintenant ses infrastructures. Après les eaux historiquement basses de 2013, la tendance s’est complètement inversée.
À l’été 2019, Services aux Autochtones Canada (SAC) a financé une digue pour protéger l’usine de la montée des eaux. Au printemps 2020, le lac était de 89 cm plus élevé que la moyenne des 100 dernières années, forçant la déclaration de l’état d’urgence.
Ne pouvant plus compter sur son usine de traitement des eaux presque neuve, Zhiibaahaasing a obtenu un financement d’urgence de 1,4 million de SAC et s’est vu livrer en septembre 2020 une « usine portative », du type que l’armée utilise lors de déploiements à l’étranger. Cet équipement temporaire, en fonction depuis décembre dernier, a été installé sur un socle bétonné « bien au-dessus de la ligne des eaux », selon un porte-parole de SAC.
Jamais l’usine de 2013 n’aurait dû être installée aussi proche de la ligne des eaux, juge un ingénieur bien au courant du dossier, mais qui a demandé l’anonymat parce qu’il n’est pas autorisé à en parler publiquement. « Il semble n’y avoir eu aucune considération [des changements climatiques] », déplore-t-il.
Les algues bleu-vert, un poison
Chaque année entre les mois d’août et d’octobre, le chef R. Donald Maracle des Mohawks de la baie de Quinte s’inquiète de la présence d’algues bleu-vert dans l’eau potable d’une centaine de maisons de sa communauté établie à 200 km à l’est de Toronto. Ces résidences s’alimentent avec des puits riverains reliés au lac Ontario.
Les algues bleu-vert produisent des toxines dangereuses pour la santé. Leur abondance dépend des rejets de phosphore, mais aussi de la température de l’eau et de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. « Le réchauffement climatique devance le début de la saison toxique [des algues bleu-vert] et rend ses effets plus prononcés », explique Peter Leavitt, un biologiste de l’Université de Regina.
Lors des épisodes d’efflorescence algale qui surviennent à la fin de la saison chaude, le conseil de bande n’a d’autre choix que d’aviser les résidents affectés de ne pas boire ni se laver avec leur eau. Pour pallier ce problème récurrent amplifié par les changements climatiques, l’administration mohawk travaille à relier toutes les maisons à l’aqueduc. Elle bénéficie du financement d’Ottawa pour ces travaux.
« La conception du réseau, fondée sur l’anticipation, prévoyait l’approvisionnement de toute la réserve, parce que nous savions que nous avions des problèmes depuis des années avec l’assèchement et la contamination des puits », souligne le chef Maracle, visiblement satisfait des démarches en cours.
Crédits
Équipe d’enquête
- Institut du journalisme d’enquête : Lila Maître (stagiaire)
- Université du Québec à Montréal : Philippe Julien-Bougie, Geneviève Larochelle-Guy, Lila Maître, Bruno Marcotte, Étienne Robidoux (professeurs : Patti Sonntag et Jean-Hugues Roy)
- Université Carleton : Erica Endemann, Jordan Haworth, Katie Jacobs, Dexter McMillan (professeur : Christopher Waddell)
- Le Devoir : Anabelle Nicoud (cheffe de projet)
Vous pouvez contacter notre équipe en toute confidentialité à l’adresse iij.tips@protonmail.com.
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Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia.