L’ange gardien qui ne croyait pas aux miracles

« Si je suis un ange gardien ? Selon la Bible, non, parce que je suis payé pour faire ce que je fais », répond Alfred Fudilus, en riant. Rencontré dans son appartement propret de Montréal-Nord, où flotte une délicieuse odeur de coco, ce demandeur d’asile haïtien préfère nettement se voir comme « simple mortel qui travaille fort », ou comme un père qui travaille 7 jours sur 7, jusqu’à 90 heures par semaine.
Il cumule les emplois de gardien de sécurité et de préposé aux bénéficiaires pour pouvoir subvenir aux besoins de ses cinq enfants, une fillette de trois ans qui est avec lui à Montréal et quatre autres enfants restés en Haïti. « Je suis obligé de faire les deux. Rien qu’en garderie, ma petite fille me coûte 1100 $ par mois, en plus de la nourriture. J’envoie de l’argent en Haïti et je dois vivre moi aussi, vous comprenez ? » lance-t-il, bien assis dans son gros divan de cuirette noire.
Mais cela fait-il d’Alfred un ange gardien ? En tout cas, pas aux yeux du gouvernement puisqu’il ne se qualifie pas au programme de régularisation pour les demandeurs d’asile qui travaillent au front. D’abord parce que son travail de gardien de sécurité n’est pas reconnu, ensuite parce qu’il n’a pas cumulé assez d’heures comme préposé pendant la période désignée par le ministère. « C’est injuste », déplore-t-il.
Un ange pour des aînés
Pourtant, au sens strict du mot — « ange qui protège une personne » —, Alfred Fudilus en est certainement un. Car en plus de son travail de gardien de sécurité la semaine, l’homme de 47 ans travaille plus de 30 heures toutes les fins de semaine dans une ressource intermédiaire de Coteau-du-Lac, où il s’occupe d’un résident et d’une résidente qui ont de plus grands besoins. Il les aide à se nourrir, leur donne le bain, change leurs couches. « Je me dis que c’est comme si je prenais soin de mes parents. »
S’il reconnaît ne rien comprendre aux babillements de la dame, il s’en dit attendri. « Je n’ai pas de problème avec ça. C’est comme si c’est ma mère. » Une douce évocation de celle qui lui a donné la vie mais qui a rendu l’âme beaucoup trop tôt, alors qu’elle n’avait que 49 ans. Alfred, lui, en avait 17.
Sur l’étage, il se prend d’affection pour « madame la tortue », une vieille femme sourde et aveugle qu’il surnomme ainsi parce qu’elle marche lentement. « Et quand elle essaie de parler, oh, mon Dieu, ça me donne envie de pleurer. »
Malgré tout, cet emploi — beaucoup moins éreintant, selon lui, que commis d’entrepôt ou travailleur d’abattoir — le satisfait pleinement. « Travailler avec des humains, c’est bon pour moi. »
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Mais Alfred Fudilus ne s’en cache pas : son truc, c’est l’informatique. Il a plus de 15 ans d’expérience comme technicien informatique en Haïti et gérait plusieurs centres de services dans le domaine. « Ça marchait bien. J’étais mon propre patron ! » Or, c’est aussi ce qui l’a forcé à quitter son pays. La violence, l’insécurité. Comme ses affaires allaient bien, il était devenu une cible. « Là-bas, la police ne fait pas son travail », explique-t-il. Un jour, trois hommes armés sont venus frapper à sa porte pour réclamer l’argent qu’il avait chez lui pour payer sa maison. Curieusement, seule la banque savait qu’il avait retiré ce montant pour l’amener chez lui. « Ils m’ont frappé à la tête. Et ils m’ont dit qu’ils allaient revenir tous les jours. Il n’y avait plus rien à faire. »
Séparé de la mère de ses quatre enfants, Alfred part alors avec sa nouvelle conjointe pour le Chili, pays moins hostile que d’autres aux réfugiés. De leur union naîtra une petite fille, avec qui ils entameront une remontée de trois mois jusqu’aux États-Unis. « On l’a fait par voie terrestre. On dormait dans la voiture, parfois à l’hôtel. » Le Pérou, l’Équateur, la Colombie, toute l’Amérique centrale, le Mexique… et enfin New York.
Voyant qu’il peine à trouver un boulot décent comme sans-papiers, un ami lui parle du chemin Roxham, cette voie quasi royale vers l’eldorado canadien. « Ici, c’est le meilleur pays. Les gens vivent jusqu’à 90 ans ! Je le sais, j’en vois à mon travail ! » lance-t-il, amusé.
L’arrivée au Québec
Il met le pied au Québec en octobre 2019 et demande le statut de réfugié pour sa petite famille. Tout en travaillant dans une usine, il suit une formation pour devenir préposé aux bénéficiaires jusqu’en avril 2020. « Quand tu arrives comme demandeur d’asile, c’est ça les choix pour nous : préposé aux bénéficiaires ou gardien de sécurité. »
Mais en plein cœur de la première vague, il hésite à faire le saut. Il ne veut pas attraper la COVID, car il ne peut pas se permettre d’arrêter de travailler. Alfred pense à ses enfants en Haïti. Il est désormais le seul soutien de sa fillette, la maman ayant décidé de les quitter et de retourner aux États-Unis.
Il finit par suivre une courte formation pour devenir gardien de sécurité. Et il se met à travailler dans un CHSLD. C’est au mois d’août, un peu avant la 2e vague, qu’il ajoute à son horaire bien chargé des quarts de travail comme préposé aux bénéficiaires dans une résidence de Coteau-du-Lac. Et pourquoi ne pas demander l’aide sociale ? « Parce que ce n’est pas assez par mois pour vivre », dit-il avant d’ajouter : « Et j’ai peur qu’on ne me donne pas ma résidence permanente si on voit que je n’ai pas travaillé. »
Malade de la COVID
Malgré toutes les précautions prises, Alfred Fudilus a finalement attrapé la COVID-19 un peu avant Noël. Pour lui, pas de doute, il a contracté la maladie pendant son quart de travail comme gardien de sécurité. Il se souvient d’un imbroglio où on avait omis de lui dire de ne pas laisser monter des gens au 7e étage, nouvellement devenu une zone rouge. « J’avais été en contact avec plein de gens qui étaient montés là ! J’avais moi-même reconduit une personne à cet étage parce que le personnel était débordé », raconte-t-il.
Trois semaines après, il a eu ses premiers symptômes pendant son quart de travail. Fièvre, perte de l’odorat, difficultés respiratoires. Il connaissait la rengaine. « J’ai appelé l’agence qui m’engageait et on m’a dit de retourner chez moi par mes propres moyens. J’ai pris l’autobus. Je frissonnais. Je ne sais pas comment j’ai fait pour rentrer à la maison. » En arrivant chez lui, il avait déjà reçu un courriel lui annonçant la fin de son contrat. « Je n’étais pas seulement remplacé. C’était définitif », dit-il en dénonçant le traitement qui lui a été réservé.
Le père de famille a pu recommencer à travailler au bout de deux semaines, lorsqu’il a eu son test négatif. Il a traîné des symptômes pendant un certain temps, même après avoir eu son vaccin à la mi-janvier. Mais pas question de relâcher ce rythme de travail effréné.
Parfois, il se permet de rêver d’une pause du travail pour retourner aux études, en informatique. « Je réparais et vendais des ordinateurs, je sais comment ça marche. J’ai essayé de faire des choses ici, mais on m’a dit que je devais d’abord étudier, dit-il. Recommencer, ce n’est pas un problème pour moi. Mais pour ça, il faudrait qu’on me donne la possibilité d’aller à l’école. Après ça, je pourrai devenir quelqu’un. »
Chose certaine, Alfred Fudilus ne se fait pas d’illusion et n’attendra pas le programme de régularisation. Même si les anges devraient pouvoir croire aux miracles.