L'horizon d'Éva Circé-Côté

Journaliste aux multiples identités, mais aussi essayiste, dramaturge, poète et polémiste, elle est surtout connue, aujourd’hui, comme féministe et libre-penseuse. Ce 31 janvier, il y a 150 ans, naissait Éva Circé.

Pacifiste durant la guerre de 1914-1918, elle avait d’abord chanté, brièvement, la nécessité de combattre pour sauver la France. Cependant, elle avait déchanté, laissant de côté les chants patriotards pour constater l’effroyable boucherie insensée mise en œuvre dans ce conflit.

Les travaux d’aiguille, le tricot, les chaudrons, la vie de ménagère, tout ce que les cadres sociaux favorisent, dès l’enfance, pour les filles a l’art de l’exaspérer. Cette pression pour réduire l’espace mental de la moitié de la population au seul espace domestique, elle va lutter pour la renverser. Elle ne supporte pas que les jeunes filles soient pétries de préjugés, sous le couvert d’hypocrisies mondaines, qui finissent par leur tenir lieu d’éducation.

Le savoir doit être accessible à tous, dit-elle. Et gratuitement. Avec quelques amies, elle fonde à cette fin à Montréal, rue Saint-Denis, en plein cœur du Quartier latin, à deux pas de ce qui est alors la cathédrale de la ville, un premier collège laïque pour jeunes filles. L’Église en rage.

À Lachine, à l’école des religieuses qu’elle a fréquentée, Éva montre peu d’enthousiasme pour la couture, tenue pourtant pour un enseignement fondamental. Son intérêt va plutôt au français. La lecture l’emballe. Elle y découvre des formes de l’esprit sur lesquelles elle peut projeter ses idées. Elle a la vingtaine lorsqu’elle approche les poètes et les artistes de Montréal, tous des hommes qui se réunissent alors dans des cercles fermés.

Lorsque son mari, Pierre-Salomon Côté, meurt prématurément en 1909, il est connu comme le médecin des pauvres. Selon sa volonté, elle le fait incinérer. Ce n’est pas commun dans le monde catholique. Scandale à nouveau. Devant cette femme, l’Église et les bien-pensants étouffent de rage. Que lui importe ! Dans Le Monde ouvrier, elle ira jusqu’à préconiser une rééducation populaire, en marge de l’Église, afin de « ne plus se laisser enrôler ».

Tout lire

 

C’est à elle, dans une large mesure, qu’on doit l’établissement d’une première bibliothèque publique à Montréal. L’édifice de granit gris, situé rue Sherbrooke, baptisé désormais du nom de Gaston Miron, elle l’anime au meilleur d’elle-même, durant des années. Jusqu’à en être congédiée.

Des femmes de son époque qui militent en faveur de changements sociaux, « c’était la plus provocante », résume Chantal Savoie, professeure de littérature de l’UQAM. Elle en a payé le prix.

En 1903, à l’âge de 32 ans, cette femme à la forte personnalité est d’abord nommée première bibliothécaire de la Bibliothèque technique. La censure règne. L’Église se méfie des livres, les dénonce, les semonce. Les livres, il est vrai, sont toujours menacés, par une Église ou une autre. Les autorités publiques voient d’un mauvais œil, en tout cas, que les bibliothèques deviennent accessibles à tous. Éva Circé-Côté va compter, pour beaucoup, dans la mise sur pied et le développement de la bibliothèque publique qui s’installe enfin devant le parc La Fontaine en 1917.

Pour valoriser cette bibliothèque qui manque de tout, elle va écrire dans les journaux, usant de pseudonymes, comme elle en a l’habitude. Cette institution manque d’argent, dit-elle. À la bibliothèque même, elle défend l’accès aux livres pour les enfants. S’il n’en tenait qu’à elle, ils pourraient circuler librement, dans toutes les sections, après avoir joué gaiement au parc La Fontaine. L’importance des livres pour les enfants paraît alors telle une hérésie dans un espace interdit à toute forme de bruit.

En si bon chemin, elle s’intéresse à la condition faite aux écrivains de son pays. « L’écrivain ne vit pas que de fleurs de théorique et de clairs de lune, mais de pain aussi. Abstrait par son art des réalités de la vie, il faut qu’une providence tangible veille sur lui comme sur l’oiseau. La nécessité d’une injection de sang nouveau s’impose dans ce corps languissant », afin que jaillissent « demain des véritables ouvriers d’art », écrit-elle.

Fille de Papineau

 

Éva Circé-Côté se réclame de l’esprit des révolutionnaires de 1837-1838. Elle fait de Louis-Joseph Papineau une sorte de phare dans la nuit de son pays. Elle voit en lui un annonciateur de printemps.

Elle prend la défense des femmes, des ouvriers, des immigrants, des juifs pourchassés en raison de leur religion. Lors de ses sorties publiques, Circé-Côté défend aussi la place d’un art nouveau dans la société : le cinéma. Elle parle tout aussi volontiers des Autochtones, disant à quel point leur héritage n’est pas à cacher, comme on le fait volontiers, mais à célébrer.

« On a oublié qu’elle est une des premières dramaturges au Québec », explique Danaé Michaud-Mastoras. Éva Circé-Côté a consacré une pièce aux patriotes Hindenlang et De Lorimier. Une autre à Maisonneuve, lepère de Montréal. Danaé Michaud-Mastoras l’a étudiée. À son initiative, une exposition consacrée à Éva Circé-Côté a circulé, ces dernières années, dans quelques institutions publiques. « L’exposition devait être à nouveau présentée pour son 150e anniversaire de naissance, mais la pandémie rend la chose impossible. »

Si en 1949 cette femme « est morte presque dans l’oubli », déplore Danaé Michaud-Mastoras, elle est loin d’être ignorée désormais. « Les féministes s’y sont très tôt intéressées », dit Chantal Savoie. La professeure de l’UQAM regrette tout de même un peu qu’Éva Circé-Côté ait été en quelque sorte avalée par cette seule façon de l’envisager. « Je trouve qu’il y a plus que cela chez elle ! Ses stratégies sont diverses. Elle utilise, par exemple, les mêmes stratégies d’éducation au progressisme que les femmes anarchistes en France. Elle est vraiment un cas assez fascinant. »

Mme Savoie estime que les chroniques journalistiques d’Éva Circé-Côté représentent le mieux, à partir de 1900, l’aspect progressiste de l’élan féminin. « Urbaines, modernes, poétiques et engagées », ces chroniques tranchent sur la production des autres femmes des lettres canadiennes-françaises.

Une plume

 

Éva Circé-Côté est « une plume exceptionnelle pour l’époque, poursuit Chantal Savoie. Elle est polygraphe. Sa culture est vaste, à l’évidence. Elle montre une grande expérience de l’écriture. »

Son talent ne s’arrête pas là. « Elle a su saisir tous les moyens d’entrer dans l’espace public. Elle profite de l’usage de pseudonymes pour se faire entendre. » Elle ruse. Elle est habile. Ce sont le plus souvent des noms d’hommes qu’elle utilise.

De nombreuses femmes utilisent des pseudonymes à l’époque, mais elles n’en sont pas moins cantonnées aux pages dites féminines des imprimés. Pas elle. Pas Éva Circé-Côté. « Elle se crée plusieurs identités, raconte la professeure Savoie. Elle se crée des mondes. Et elle maîtrise parfaitement plusieurs genres à la fois. Cela lui permet d’avoir une large palette d’interventions, dans plusieurs imprimés. »

Oui, elle touche à tout. Essai. Nouvelle. Conte. Poésie. « C’était une femme très cultivée. Elle maîtrisait parfaitement la rhétorique. C’est un cas assez fascinant. »

Dans l’essai qu’elle consacre à Louis-Joseph Papineau en 1924, elle critique durement la pensée de Lionel Groulx. Qui l’oserait alors ? Elle rejette son « orgueil de race », si cher à ces nationalistes va-t-en-guerre qui la désespèrent. Elle les juge étroits, bornés, dépassés. Le monde auquel elle aspire respire volontiers un autre air que celui produit par l’historien en soutane. « Elle avait compris qu’en passant par l’histoire nationale, elle pouvait aller plus loin, montrer de nouvelles avenues », dit Chantal Savoie. « Elle était beaucoup moins sage et prudente que ses contemporaines », explique Mme Savoie, ce qui explique en partie pourquoi elle fascine désormais autant.

Une révélation

 

Biographe d’Éva Circé-Côté, l’historienne Andrée Lévesque, professeure émérite de l’Université McGill, a fait plus que quiconque pour faire connaître cette femme. En entrevue au Devoir, elle explique avoir ignoré un bon moment qui elle était vraiment. « Je lisais des textes signés du nom de Julien Saint-Michel dans le journal Le Monde ouvrier. “En voilà enfin un qui a de l’allure”, me disais-je ! Je citais Julien Saint-Michel dans mes livres… Puis, j’ai appris que c’était en fait une femme. Ce fut une révélation ! »

Tout intéresse Éva Circé-Côté, explique sa biographe. « Elle parle aussi bien de la corruption, de la bureaucratie, que des grèves ou des figures politiques. »

Par le truchement de la visioconférence — pandémie oblige —, Andrée Lévesque et Danaé Michaud-Mastoras présenteront, le 18 février, sous les auspices de la Société d’histoire du Plateau Mont-Royal, une conférence et une lecture consacrées à Éva Circé-Côté. On peut se joindre à cette activité en consultant le site Internet de ladite société.



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