La recette économique équilibrée du beigne

La pandémie de COVID-19 a révélé bien des failles de nos sociétés, et en particulier de notre modèle économique. La crise climatique, le vieillissement de la population, l’accroissement des inégalités accentuent depuis des années la pression pour changer de perspective. Heureusement, les idées ne manquent pas, les initiatives non plus et, sur ce front, le Québec a peu à envier aux autres. Premier d’un tour d’horizon en six temps.
Et si l’économie était un beigne ? C’est exactement l’image que l’économiste britannique Kate Raworth a adoptée pour dépeindre une économie au service de l’humain et de la planète. Et elle a fait mouche. En avril dernier, alors que la pandémie faisait déjà ses ravages, Amsterdam annonçait vouloir s’inspirer de cette « théorie du Donut » pour guider sa stratégie de développement durable.
Pour l’enseignante de l’Environmental Change Institute, de l’Université Oxford, le choix du moment était plus qu’approprié. « Le monde vit actuellement une série de chocs dont il n’avait pas anticipé les effets. Cela nous permet de nous détourner de l’idée de croissance pour aller vers une notion de prospérité où le bien-être repose sur un juste équilibre », confiait-elle au quotidien The Guardian le 8 avril.
C’est en 2012, à la demande d’OXFAM pour qui elle travaillait, que Kate Raworth schématise cette économie capable d’intégrer de façon cohérente les objectifs du développement durable et du développement humain. Son concept attire davantage l’attention en 2017 après la publication de son livre Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist (paru en français l’année suivante chez Plon, La théorie du donut. L’économie de demain en sept principes).
Sa vision s’écarte clairement de l’orthodoxie économique où la croissance du produit intérieur brut (PIB) et la maximisation des profits, en minimisant tout au plus les dommages, règnent en maîtres. « C’est la seule considération, que cela améliore ou non le sort des gens », déplore l’économiste Andrew Fanning, responsable de la recherche et de l’analyse des données au Doughnut Economics Action Lab (DEAL). Dans l’esprit du Donut, l’objectif doit plutôt être de répondre aux besoins essentiels des humains tout en respectant les limites écologiques de la planète, qu’il y ait croissance ou pas.
Le rond de pâte illustre la zone d’équilibre. La limite extérieure représente les frontières de la biosphère, que Mme Raworth mesure à l’aide d’indicateurs environnementaux reconnus dans neuf secteurs, comme les changements climatiques. La limite intérieure du beigne représente le plancher social formé de douze balises inspirées des objectifs de développement durable des Nations unies. Ignorer ces limites déforme le beigne, mais le portrait dressé sert de point de référence pour ensuite mesurer les progrès au niveau local, national ou mondial.

Amsterdam avait déjà un plan et des objectifs rigoureux en matière de développement durable et d’économie circulaire, mais « pas de cibles très ambitieuses ou très élaborées pour ce qui est des objectifs de développement des Nations unies. Nous les appuyons, mais ça ne va pas beaucoup plus loin », explique Christiaan Norde, coordinateur des activités internationales, développement durable. Le portrait inspiré du Donut a permis de faire le point, de lier toutes les facettes et même de pousser l’exercice plus loin en mesurant l’empreinte écologique et sociale que la ville a au-delà de ses frontières.
Repenser l’économie à l’aune du développement durable et humain n’est pas une innovation de Kate Raworth cependant. Dès 1972, le Rapport sur les limites à la croissance du Club de Rome secoue les idées reçues. La réflexion s’approfondit avec l’émergence de nouveaux courants de pensée, dont l’économie écologique. En 1987, le concept de développement durable s’impose avec la publication du rapport de la commission Brundtland. De plus en plus d’économistes s’intéressent aux problématiques de la pauvreté et du développement, comme les nobélisés Amartya Sen, Abhijit Banerjee et Esther Duflo. Les inégalités sont aussi sous la loupe. En 1990, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) lance son Indice du développement humain, imité au tournant du millénaire par d’autres grandes institutions internationales qui développent leurs propres indicateurs.
Préoccupé par la croissance des inégalités et la menace climatique, l’économiste François Delorme, qui enseigne à l’Université de Sherbrooke, insiste sur la nécessité d’une pensée économique hétérodoxe afin de nous sortir de « la tyrannie du PIB ». Il convient qu’avec sa théorie du Donut, Kate Raworth a « fait le bon diagnostic ». « C’est un concept théorique important, une schématisation réussie et très pédagogique, mais, souligne-t-il pour expliquer ses réserves, il reste la question du comment passer à l’action. Quels sont les instruments qui permettront de respecter les frontières du beigne ? C’est là que les arbitrages politiques s’avèrent difficiles. »

Kate Raworth estime ne pas pouvoir dicter les politiques à adopter, qu’il revient à chaque société de décider démocratiquement de celles qui lui conviennent. Ses indicateurs permettent cependant de baser les choix sur des données probantes, explique Andrew Fanning. L’équipe du DEAL a d’ailleurs dressé les portraits d’environ 150 pays, dont le Canada.
Pour l’instant, ce sont surtout les villes qui trouvent l’outil utile. Le portrait dévoilé par Amsterdam en avril est d’ailleurs le fruit d’un projet pilote lancé par la Thriving Cities Initiative et mené en 2019 par le DEAL, en collaboration avec la coalition C40 (97 grandes villes) et l’organisation Circle Economy. Deux autres villes en faisaient partie, Philadelphie et Portland, mais leurs portraits n’ont pas encore été publiés.
L’annonce d’Amsterdam a accentué l’intérêt. Copenhague, Berlin et la région de Bruxelles-Capitale envisageraient de l’imiter ou de s’en inspirer. En juillet dernier, un webinaire au sujet d’un nouveau guide du DEAL a attiré des représentants municipaux de partout, y compris de Montréal, de Toronto et de Vancouver, relate M. Fanning. Et à la mi-décembre, la municipalité de Nanaimo, en Colombie-Britannique, est devenue la première ville canadienne à adopter la méthode du beigne, une décision qui ne faisait toutefois pas l’unanimité.
Andrew Fanning convient qu’il y a plus d’une façon d’arriver au développement durable et humain, et que cela n’exige pas toujours des démarches complexes. On peut être dans l’esprit du Donut sans le suivre à la lettre. « Nous ne sommes pas accrochés au mot Donut. Il y a un large écosystème dont nous estimons faire partie, où des gens travaillent déjà dans le sens d’une nouvelle pensée économique, avec le désir de répondre aux besoins de tous dans le respect des limites de la planète. »
Victoriaville a de la suite dans les idées
Nichée au coeur des Bois-Francs, Victoriaville se targue avec orgueil d’être le berceau québécois du développement durable. Difficile de la contredire, elle qui fut la première à implanter la collecte des matières recyclables en 1984 et la collecte des matières compostables en 1996 et qui, depuis plus de 40 ans, ne cesse d’innover sur le plan social et environnemental.
La première bougie d’allumage fut incontestablement le défunt Normand Maurice, raconte le maire André Bellavance. À la fin des années 1970, il introduit le recyclage dans plusieurs écoles dans le cadre d’un projet d’insertion au marché du travail de jeunes en difficulté, ce qui mènera à la création du premier Centre de formation en entre-prise et récupération. Mais ce qu’il sème dans la tête des étudiants de cette génération, c’est aussi une conscience écologique durable.
Au début des années 1980, ce sont les difficultés des industries du meuble et du textile qui consolident un esprit de coopération entre tous les secteurs, y compris communautaires, autour de la relance de la région, raconte Chantal Charest, directrice générale de Corporation de développement communautaire des Bois-Francs, créée dans la foulée de ces discussions. L’esprit de concertation est resté, favorisant l’arrimage des préoccupations économiques, sociales et environnementales.
« Tout est intimement lié. Le développement durable, ce n’est pas que l’environnement », souligne André Bellavance. Pour obtenir la subvention pour l’habitation durable, par exemple, il faut aussi que le bâtiment soit accessible. Il faut avoir prévu « des portes plus larges, des interrupteurs plus bas et ainsi de suite. On permet ainsi aux gens de rester plus longtemps dans leur maison s’ils deviennent moins mobiles », résume-t-il.
Pour s’installer dans l’éco-parc industriel, une entreprise doit s’engager dans une démarche de développement durable et responsable, baptisée D2. « Et quand on parle de pratiques d’affaires responsables, on parle autant de conditions de travail, de participation des employés, de conciliation travail-famille que de gestion de l’énergie et de l’eau », explique Jacinthe Roy, coordonnatrice de la Corporation du développement durable.
La pandémie n’a pas freiné la Ville qui, en 2020, a créé une chaire de recherche municipale pour les villes durables, en collaboration avec l’Université du Québec à Trois-Rivières. Encore une première ! Pour son démarrage, Victoriaville versera 100 000 $ par année, pendant trois ans, explique Simon Barnabé, le titulaire de la chaire. Le mandat de cette dernière est d’accompagner scientifiquement les villes de taille intermédiaire, et pas seulement sa marraine, sur la voie du développement durable.
La volonté de garder le cap n’a jamais fait défaut à Victoriaville. Pourquoi ? « Ce doit être l’héritage de Normand Maurice », avance Jacinthe Roy. « C’est dans notre ADN », ajoute André Bellavance, sourire en coin. « On doit avoir un bon fond », conclut en riant Chantal Charest. En fait, aucun ne s’était posé la question puisque, pour eux, cela est toujours allé de soi.