La culture du secret de l’archidiocèse de Montréal mise en lumière
Archives secrètes, documents disparus ou « nettoyés », absence d’imputabilité, protection de la réputation avant tout : l’ex-juge Pepita G. Capriolo — mandatée par l’archidiocèse de Montréal pour faire la lumière sur « qui savait quoi et quand » dans le cas de l’abbé Brian Boucher, condamné en 2019 à huit ans de prison pour abus sexuels sur deux mineurs — dresse un portrait saisissant de la culture du secret et de l’impunité qui régnait au sein de l’Église catholique québécoise.
Dans un rapport d’enquête dévastateur rendu public mercredi, l’ex-juge à la Cour supérieure du Québec révèle que les comportements problématiques de l’abbé Boucher avaient été signalés dès le début de sa carrière, dans les années 1980. « Il aurait été possible de mettre fin [aux] abus [de l’abbé Boucher] plus tôt », conclut Pepita G. Capriolo au terme de son enquête lancée il y a un an.
Tout au long du parcours de l’abbé Boucher au sein de l’Église catholique — parcours qui a pris fin en 2019 lorsqu’il a été renvoyé de l’état clérical —, de nombreux drapeaux rouges ont été brandis, révèle le rapport de 276 pages. Pendant des années, des plaintes ont été reçues relativement à « son impolitesse, son autoritarisme, sa trop grande intensité, son intransigeance, son homophobie, sa misogynie, son racisme, ses agressions verbales, voire physiques ».
« Des rumeurs au sujet de son intérêt malsain envers de jeunes garçons circulaient depuis les années 1980 et avaient été communiquées aux autorités du Grand Séminaire de Montréal [alors dirigé par Marc Ouellet, aujourd’hui préfet de la Congrégation pour les évêques au Vatican] et de l’archidiocèse », note l’ex-juge Capriolo.
À la fin des années 1990, plusieurs membres du clergé avaient été témoins d’une relation « intime et inquiétante » que Boucher entretenait avec un jeune garçon. Deux plaintes formulées par de jeunes hommes de 18 et de 19 ans ont également été reçues par le diocèse, dont une a complètement disparu des archives. Mais ce n’est qu’en décembre 2015 — après que Brian Boucher eut officié dans dix églises montréalaises, dans des églises de Dorval et de Senneville, en plus d’être aumônier à l’Université McGill — qu’une enquête sérieuse a été entreprise par l’archidiocèse, se désole l’ex-juge Capriolo.
Approche thérapeutique
« L’absence d’imputabilité des personnes impliquées dans l’éducation, la formation et la carrière de Boucher figure au premier rang des causes [de cette débâcle]. Ces personnes se sont lancé la balle, sans jamais se charger des plaintes reçues », souligne Pepita G. Capriolo, qui note aussi un désir maintes fois répété de la part de la hiérarchie catholique de ne pas porter atteinte à la réputation de l’abbé Boucher qui, de surcroît, menaçait de poursuite judiciaire ceux qui le critiquaient.
La seule réponse aux comportements problématiques qui ont jalonné l’ensemble de la carrière de l’abbé Boucher — et dont l’ancien archevêque, le cardinal Jean-Claude Turcotte, était au courant — a été de l’envoyer suivre de nombreuses thérapies. « L’approche thérapeutique remplaçait donc toute action disciplinaire », souligne l’ex-juge Capriolo. Une des thérapies suivies à Southdown, en Ontario (où de nombreux prêtres pédophiles ont été envoyés au fil des ans), l’avait de surcroît exonéré des soupçons de pédophilie qui planaient sur lui.
Dès 2002, l’archidiocèse s’était doté d’un comité aviseur en matière d’abus sexuels de mineurs. « Cependant, ni le président du comité, ni le vicaire général, tous deux évêques et tous deux connaissant bien le dossier Boucher, n’ont cru bon y référer l’affaire Boucher, préférant l’approche thérapeutique », a déploré l’ex-juge Capriolo en point de presse mercredi après-midi.
Listes de pédophiles
Le rapport d’enquête révèle également que des listes de prêtres pédophiles ont été compilées au fil des ans à l’archidiocèse, sans que la justice n’ait été mise au courant. « [Il s’agit] de listes de prêtres sous différentes catégories : “homosexuel”, “pédophile”, “a une famille, des enfants” et classifiées sous “doute” ou “certains”», écrit l’ex-juge Capriolo. Une série de noms datait de 1990 et une autre de 2004. Le nom de Brian Boucher figurait sur une liste de pédophiles potentiels.
En entrevue au Devoir, l’archevêque de Montréal, Mgr Christian Lépine, qui assure n’avoir pris connaissance de l’existence de ces listes qu’en juin 2019, n’a pas voulu révéler dans l’immédiat le nombre de prêtres s’y trouvant.
Selon le témoignage d’un membre du diocèse de Montréal cité dans le rapport, il aurait même été suggéré, après la saisie par un huissier d’un dossier personnel d’un prêtre à Saint-Jérôme, de garder certains documents dans un endroit secret, évitant ainsi aux membres de la hiérarchie d’être accusés d’outrage au tribunal si jamais la justice les questionnait sur l’endroit où se trouveraient ces dossiers.
Ombudsman
Dans son rapport, l’ex-juge Capriolo formule 31 recommandations pour éviter qu’un autre cas similaire à celui de l’abbé Boucher se reproduise, dont la création d’un poste d’ombudsman pour traiter les plaintes, la création d’un registre des plaintes et l’application de sanctions sévères à tout manquement au devoir de signaler des cas d’abus.
Le rapport de l’ex-juge Capriolo a déjà été envoyé au Vatican, a indiqué Mgr Lépine, qui a assuré que l’ensemble des recommandations sera mis en œuvre « tel quel » d’ici l’automne prochain. Par la suite, au début de 2021, un examen des dossiers des prêtres sera effectué pour « voir si des situations doivent être clarifiées » relativement à des prêtres toujours vivants, qui sont à la retraite ou qui détiennent toujours un ministère.
L’audit statistique, annoncé il y a déjà plus d’un an et demi, sera ensuite lancé, assure Mgr Lépine. Cet exercice devrait permettre de déterminer le nombre de prêtres abuseurs ayant sévi depuis 1940 au sein de l’archidiocèse de Montréal — qui est par ailleurs visé par une action collective.
Cambriolages
Dans son rapport, la juge Capriolo note qu’à l’automne 2018, au moment du procès de l’abbé Boucher, une personne s’est introduite illégalement dans l’appartement personnel de Mgr Lépine pour dérober un document confidentiel dans la mallette de l’archevêque — un document « non lié à des abus sexuels », précise l’ex-juge Capriolo. « Les caméras de sécurité n’ont montré l’entrée d’aucune personne inconnue. La seule conclusion à en tirer est que ce vol a été commis par quelqu’un de l’intérieur », avance le rapport.
Quelques semaines plus tard, un deuxième cambriolage est survenu, cette fois une entrée par effraction pendant la nuit dans les bureaux de l’archidiocèse sur la rue Sherbrooke. La porte du bureau des archives secrètes a alors été ouverte, relate le rapport, tout comme celle du bureau de l’archevêque.
Selon le témoignage de Mgr Lépine, la personne qui a pénétré dans son bureau « savait où était la clé passe-partout » et « a forcé le petit meuble dans lequel historiquement le cardinal Turcotte mettait ses dossiers ».