La face cachée de l’itinérance

« La plupart des personnes qui se retrouvent dans l’itinérance portent en elles des brisures, la violence et le manque d’amour. Pas toujours, mais très souvent. » France Labelle connaît bien le visage de l’itinérance. Cofondatrice du Refuge des jeunes de Montréal, elle côtoie depuis 30 ans la douleur des jeunes hommes qui vivent dans l’errance, en marge de la société.
Dans un livre qu’elle vient de publier, elle leur donne la parole. Le Refuge des jeunes de Montréal : Trente ans en pays d’itinérance ou La douleur de la soie, publié chez Hurtubise, regroupe leurs témoignages, ceux de Christian, François, Garry et Alex, qui, à un moment difficile de leur vie, ont échoué au Refuge.

France Labelle donne aussi une voix aux intervenants qui, au quotidien, soignent les âmes écorchées. « Je voulais décrire ce qui se passe derrière les portes d’un refuge. Je ne voulais pas faire un traité sur l’itinérance selon une approche classique », explique-t-elle en entrevue. Pas question non plus de les présenter comme des victimes. Elle a plutôt voulu illustrer leur force de vivre, leurs combats et leur débrouillardise.
France Labelle a offert une allocation de 30 $ à chacun des jeunes qui a accepté de témoigner pour son livre. Aucun n’a voulu être payé. « Ils n’ont rien, zéro sou, mais ils ont tous dit non à l’allocation. J’ai trouvé ça tellement beau ! Quand ils ont la possibilité d’offrir, ils le font », constate-t-elle.
Fondé en 1989, le Refuge des jeunes de Montréal vient en aide aux jeunes hommes sans-abri de 17 à 25 ans. Les locaux de la rue Sainte-Catherine Est accueillent 600 jeunes chaque année.
Quand la pandémie frappe
France Labelle a un pincement au cœur quand elle relate les effets de la pandémie sur les jeunes de la rue au printemps dernier. « Je n’ai jamais vécu un tel sentiment de désolation en 30 ans », dit-elle en décrivant le désarroi des jeunes alors que le confinement avait vidé les rues du centre-ville et que la petite monnaie disparaissait de la circulation. « La question qui revenait le plus souvent, c’est “allez-vous fermer ?” Ceux qui consommaient ont rapidement eu des problèmes d’approvisionnement. On s’est mis à voir de la cochonnerie en circulation. »
Les policiers se sont aussi mis à distribuer des constats d’infraction aux jeunes qui ne respectaient pas les mesures de distanciation. « Il y a des jeunes qui ont reçu deux ou trois constats de 1600 $. Le chèque [d’aide sociale] est de 700 $ pour ceux qui en ont un. Ça m’a fait vivre beaucoup de colère », dit-elle. Les protestations des organismes œuvrant en itinérance ont toutefois été entendues et les constats ont cessé de pleuvoir.
Un hôtel devenu refuge
La situation des itinérants en temps de pandémie a été très tôt préoccupante. Dès le mois de mars, les refuges ont dû adapter leurs procédures et réduire leur capacité. Au Refuge des jeunes, le nombre de places est passé de 45 à 30.
Les autorités ont ouvert des refuges temporaires et des centres de jour pour répondre à l’urgence. À l’approche de l’hiver, de nouvelles mesures ont été mises en place. L’hôtel Place Dupuis a récemment été converti en refuge pour loger 380 itinérants, au grand dam des commerçants du Village, qui craignent l’arrivée massive de sans-abri dans leur quartier déjà éprouvé par la crise sanitaire.
Si vous étiez venue hier soir, vous auriez constaté qu’une grande partie des jeunes ont de gros problèmes de santé mentale. Quatre ou cinq d’entre eux étaient en plein délire.
France Labelle se questionne sur la décision d’accueillir autant d’itinérants dans un seul lieu. « Ça pose des enjeux de cohabitation avec les autres citoyens autour. Ça pose aussi des enjeux de sécurité. Qui dit itinérance ne dit pas nécessairement dangerosité, mais il y a des personnes qui ne vont pas bien là-dedans », souligne-t-elle.
Malgré ses doutes quant à cette stratégie, elle croit qu’il faudra attendre avant de poser un jugement. Les policiers et les travailleurs de rue seront vraisemblablement plus nombreux pour faciliter la cohabitation. L’accès à des chambres et à des toilettes va peut-être atténuer les problèmes de salubrité appréhendés par les commerçants, espère-t-elle. « On va voir. Ça va peut-être se passer relativement bien », dit-elle.
France Labelle estime tout de même que la pandémie a mis en relief les lacunes du système de santé qui persistent depuis des décennies. « Dès la première vague, on savait qu’il y en avait une deuxième qui s’en venait. On manque de vision à plus long terme. En 30 ans, ce que j’ai réalisé, c’est qu’on est très souvent à courte vue. On répond aux crises, aux drames. Ça fait combien de temps qu’on parle de nécessité de logement social ? »
À (re)lire
Les anciens textes du Devoir de citéLa santé mentale négligée
Ce constat, elle le fait aussi dans le dossier de la santé mentale. Le désengagement de l’État en cette matière n’a cessé, au fil des ans, d’alourdir la tâche des organismes communautaires comme le sien. Elle le constate tous les jours au Refuge des jeunes. « Si vous étiez venue hier soir, vous auriez constaté qu’une grande partie des jeunes ont de gros problèmes de santé mentale. Quatre ou cinq d’entre eux étaient en plein délire », indique-t-elle.
Les intervenants doivent ainsi composer du mieux qu’ils peuvent avec cette maladie mystérieuse et imprévisible qui affecte certains jeunes. « Il y a des choses qu’on ne comprend pas dans la psychose, dans la schizophrénie. C’est dur d’être confronté à une maladie que tu ne comprends pas », confie France Labelle.
En 30 ans, les incidents violents impliquant des jeunes en proie à un délire psychotique ou schizophrène ont tout de même été rares au Refuge, signale-t-elle : « Qui dit schizophrénie ou psychose n’égale pas violence »
La détresse grandissante vécue par de nombreux Québécois en raison de la pandémie et la tuerie survenue dans le Vieux-Québec le soir de l’Halloween ont servi de douloureux rappels sur la nécessité d’améliorer les soins en santé mentale. Le gouvernement du Québec a d’ailleurs décidé de devancer l’annonce d’un programme de 100 millions de dollars pour bonifier l’offre de soins.
France Labelle convient que le caractère imprévisible des troubles mentaux rend la prévention des drames difficile. Ainsi, dans le cas d’un jeune qui affirme vouloir s’en prendre à quelqu’un ou à lui-même, les intervenants ont le devoir d’agir. Mais en même temps, l’intervention doit respecter le cadre légal. La Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui, connue sous le nom de « P38 » permet à un tribunal d’ordonner qu’une personne soit, malgré l’absence de consentement, gardée provisoirement dans un établissement de santé ou de services sociaux pour y subir un examen psychiatrique. Mais encore faut-il démontrer l’imminence du danger, note France Labelle. Faute d’être en mesure de le démontrer, un jeune risque de ne pas être pris en charge.
Le Refuge peut recourir aux équipes multidisciplinaires relevant du réseau de la santé, mais leur nombre devrait être multiplié, croit-elle. « Le cadre légal est à revoir, dans le respect des droits, dit-elle. C’est une question d’équilibre. La notion d’immédiateté doit être pondérée. On doit développer les équipes spécialisées partout sur le territoire et intervenir le plus tôt possible. »
« Je n’ai pas de formule magique, mais on sait ce qu’il ne faut pas faire », lance-t-elle, consciente de l’ampleur du défi.