«Dis son nom» refuse de se taire

Bien que les administratrices de la page « Dis son nom » soient visées par une poursuite au civil, elles promettent de poursuivre leur travail, en continuant de nommer publiquement des « agresseurs potentiels », et en maintenant leur posture initiale : croire avant tout les victimes.
« Dis son nom » restera dans le paysage québécois, assure Delphine Bergeron, l’une des administratrices de la page controversée, sortie de l’ombre le mois dernier. « C’est vraiment un mouvement fait par les victimes et pour les victimes », souligne-t-elle en entrevue au Devoir. Une initiative visant à la fois à libérer la parole des victimes, à protéger la population en nommant des « agresseurs potentiels » et à susciter une prise de conscience personnelle et collective sur le consentement, explique-t-elle.
Malgré les demandes, aucun nom ne sera retiré de la liste publique d’« agresseurs potentiels », à moins que cette demande ne soit faite par la victime elle-même, maintient celle qui était autrefois illustratrice judiciaire. « Principalement, ces demandes sont faites pour des raisons de sécurité », avance-t-elle.
Delphine Bergeron, qui a elle-même été victime d’agressions sexuelles dans son enfance, assure qu’un protocole a été mis en place pour recueillir les témoignages. « On prend le temps de parler à chaque victime qui vient témoigner dans notre boîte de messages privés », soutient-elle. Par la suite, les noms des « agresseurs potentiels » sont publiés sur une liste — ne précisant ni le contexte ni le nom de la victime présumée — autrefois affichée sur Facebook, mais qui a depuis migré sur un site Internet.
Trois mois et demi après sa mise en ligne, la liste compte quelque 1500 noms d’hommes et de femmes, visés par des allégations d’inconduite sexuelle allant de paroles déplacées à des viols parfois reconnus par la justice. Et la liste continue de s’allonger. « On est complètement débordés », dit la femme de 37 ans.
Quelles vérifications ?
Malgré le vent contraire, les nombreuses critiques et une poursuite, la mission du projet demeure la même : « notre prémisse est de croire les victimes ».
Y a-t-il pu y avoir des erreurs, de fausses déclarations propulsées par un désir de vengeance ou un sentiment de colère ? « On ne répondra pas à cette question », mentionne Virginie Dufresne-Lemire, l’avocate qui représente les administratrices de « Dis son nom ».
La réponse est toutefois claire aux yeux de Pierre-Hugues Miller, l’avocat qui représente Jean-François Marquis, dont le nom s’est retrouvé sur la liste cet été. « Aucune vérification n’est faite, soutient Me Miller. Et il n’y a aucune possibilité de se défendre. C’est un tribunal populaire sans appel et unilatéral. »
Des personnes ont été ajoutées sur la liste à leur propre initiative, grâce à la complicité de « fausses victimes » les ayant dénoncées afin de démontrer les limites de cette mécanique de dénonciation, affirme l’avocat.
Jean-François Marquis réclame 50 000 $ en dommages moraux et punitifs aux administratrices de la page « Dis son nom » pour diffamation, en plus de demander la fermeture du site. Dans le dernier mois, Pierre-Hugues Miller dit avoir été contacté par une trentaine d’autres personnes dont les noms se sont retrouvés sur la liste. « Ce n’est pas impossible qu’il y ait d’autres poursuites judiciaires. »
Emplois perdus ?
Pour « faciliter le débat à la cour », le nom de Jean-François Marquis a été retiré de la liste, explique Me Dufresne-Lemire. Le Montréalais affirme avoir été injustement nommé. Une accusation ayant eu de graves conséquences sur la vie personnelle et professionnelle de nombreuses personnes visées, soutient-il.
« Plusieurs personnes [mentionnées sur la liste] m’ont contacté après avoir perdu leur emploi. Des amis et des collègues que je connaissais depuis plus de 30 ans refusent à présent de m’adresser la parole », a-t-il dit dans un échange écrit avec Le Devoir.
« Nous, en aucun cas on ne demande ça, répond Delphine Bergeron. Ce qu’on veut, c’est que les gens se questionnent. » La prise de conscience individuelle et collective est à la base de ce projet coup-de-poing, argue-t-elle. « Le problème est plus gros que chaque histoire individuelle. C’est ça qu’on veut souligner aussi. […] Pourquoi et comment ça se fait qu’on en est rendus là en tant que société ? »
Et c’est aussi aux employeurs de mener leurs propres enquêtes avant de renvoyer un employé, ajoute Me Dufresne-Lemire. « On pleure plus facilement pour quelqu’un dont le nom est sur la liste que pour les vies brisées de ces femmes-là », fait remarquer l’avocate.
Pour Jean-François Marquis, ce tout plus gros que la somme des parties constitue justement l’une des limites de la page « Dis son nom ». « Leur but semble […] avoir été de créer un effet d’entraînement, une sorte de vaste mouvement de solidarité. Je pense qu’au final, ils et elles ont été dépassés par les événements. »
La poursuite comme la défense s’entendent pour affirmer que le système de justice, qui a maintes fois déçu les victimes, est imparfait. Me Miller soutient d’ailleurs être pour la création d’un tribunal spécialisé dans les agressions sexuelles, qui serait plus sensible à la réalité des victimes. « Le système est perfectible, insiste-t-il. Mais il fait encore son travail. Le système de la liste est encore pire. »
Delphine Bergeron — qui a par ailleurs choisi, dans son cas personnel, la voie des tribunaux pour dénoncer ses agresseurs — estime que la force du nombre parle d’elle-même. « La quantité de témoignages qu’on reçoit […] donne une certaine légitimité au mouvement. Après trois vagues de dénonciation en ligne, est-ce qu’on peut vraiment s’attaquer à [la question du consentement], en parler et trouver des pistes de solution ? »