Quatre ans de tirs et de démolition - Rafah, la ville martyre

Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, a subi pendant dix jours en mai, une invasion israélienne de grande ampleur. Mais c'est tous les jours depuis quatre ans que la ville subit tirs et démolitions, au nom de la «sécurité».

Le ciel est bleu, l'air est doux et chaud, des oiseaux chantent. Tout est calme, très calme. Mais un calme oppressant, tendu, comme en attente d'un danger invisible mais certain. Abdel Abou Messen, son bébé dans les bras, montre comment il a obturé de parpaings toutes les fenêtres de sa maison, afin de les protéger des tirs israéliens. Aux coins de l'édifice, il a planté des drapeaux blancs.

Si le silence règne dans ce coin de Rafah, au sud de la bande de Gaza, à moins de 200 mètres des postes israéliens posés sur la frontière avec l'Égypte, c'est que le quartier est vide. De nombreuses maisons ont été détruites par les bulldozers de Tsahal, l'armée israélienne; les voisins de celles qui subsistent sont partis — du moins ceux qui l'ont pu; les commerces alentour ont fermé; aucune voiture ne se risque à venir ici — d'ailleurs il n'y a plus de goudron; même marcher est dangereux: les soldats israéliens postés dans les miradors le long du mur fait de plaques de béton longeant la «route Philadelphie», frontière avec l'Égypte, ont une conception du danger très extensive.

Avant de rentrer, Abdel Abou Messen, un homme mince et moustachu d'une quarantaine d'années, explique: «Les Israéliens tirent sans être attaqués. Il n'y a pas de résistance par ici, pas de gens qui tirent. Parfois, des jeunes de dix-sept ans viennent, lâchent un coup de fusil, mais ce n'est pas organisé. Si des gens armés viennent, on les frappe, on n'en veut pas.» Quoi qu'il en soit, une peur permanente imprègne la vie dans ces maisons du bord de la frontière. Dans la journée, on évite de rester trop longtemps dehors, à portée des tireurs israéliens. On voit souvent passer les chars dans les espaces dégagés par les bulldozers qui, depuis plusieurs années, détruisent les maisons les plus proches de la frontière. Celles qui sont en première ligne aujourd'hui étaient en cinquième ligne ou plus.

La peur la nuit

La nuit est ponctuée de rafales. Plus inquiétant encore, le silence nocturne est investi par le grondement proche ou lointain des chars qui rôdent dans les rues et les terrains arasés. Tout le monde est terré au rez-de-chaussée, dans le coin le moins exposé de la maison — partout on montre les trous percés dans les murs par les balles aveugles. On se serre les uns contre les autres, sur les matelas à même le sol. «Les enfants ne dorment pas», dit Abdel. Sa mère, Amna, ajoute: «Je sens la mort 100 fois par nuit.»

Aller ailleurs? Bien sûr. Mais comment faire? Il faut avoir de l'argent, alors que le chômage touche presque la moitié des hommes, et que le prix des logements non exposés ne cesse de monter, en raison des démolitions israéliennes. Depuis 2001, plus de 1300 maisons ont été détruites, mettant près de 13 000 Palestiniens à la rue, soit près d'un dixième de la population de Rafah. Et si Abdel loue cette bâtisse où il a aussi planté une fleur artificielle de tournesol, signe d'espoir ou d'humour, c'est parce que sa précédente demeure a été rasée par un bulldozer.

La nuit, plus encore que les tirs perdus et que le grondement des chars, c'est de ces monstres d'acier que l'on a peur. Des Caterpillar D9, blindés, qui pèsent soixante tonnes, et qui surviennent, souvent sans prévenir, ou si peu. C'est ce qui est arrivé à Boussaïna Smaïl, une jeune femme de trente ans qui a six enfants. «On dormait, on a senti que le bulldozer était sur nous. Les enfants se sont mis à crier. Nous n'avons eu que quelques secondes pour réagir. Comme on a deux maisons, on a réussi à passer dans celle d'à côté. En une seule poussée, lentement, par à-coups, le bulldozer a traversé la maison.»

Quels tunnels ?

L'événement s'est produit le 16 mai, au coeur des dix jours d'horreur qui ont saisi Rafah, quand Tsahal, l'armée israélienne, a lancé l'opération Arc en ciel pour détruire les tunnels entre les deux parties palestinienne et égyptienne de la ville, et par lesquels passent des produits de contrebande et des armes. Entre le 13 et le 24 mai, selon le Centre palestinien des droits de l'homme, basé à Gaza, 56 habitants ont été tués, dont 45 civils, et 360 maisons ont été totalement ou partiellement détruites. À cause des tunnels? Mais nombreuses sont les constructions détruites situées trop loin de la frontière pour pouvoir abriter ceux-ci — et notamment les 128 situées dans le quartier de Tel Sultan —, tandis que des serres et des champs ont été dévastés sans raison.

Le deuxième soir, la famille de Boussaïna a revécu le cauchemar. Le bull est revenu, et a détruit leur deuxième maison. «On n'a rien sauvé, sauf l'esprit.» Ce n'est pas le cas de tous, dans cette ville de Rafah où l'on peine à trouver une famille qui ne compte pas un blessé ou un mort parmi ses membres. Fekri Abou Teyour, une courte barbe grise, est émacié. Il a 46 ans et est le père de 11 enfants. La famille a quitté sa maison de Rafah il y a trois ans, pour fuir le danger. Mais leur nouveau logement dans la ville voisine de Khan Younes se trouvait près d'un poste militaire, et les blessures se sont succédé: sa femme Djamila a été blessée à la tête, son fils de 21 ans, Ahmed, a eu le poumon traversé par une autre balle, un autre fils, Mohammed, a été frappé à la colonne vertébrale, et Chafiq, aussi, à la tête. Des balles qui traversent la nuit, ou frappent dans la rue, quand on passe au mauvais moment.

La famille de Fekri est revenue à Rafah, logée par les Nations unies dans le quartier de Shaboura, assez loin de la route Philadelphie pour être à l'abri. Elle n'a presque rien, des matelas, un vieux poste de télé, des casseroles, un ou deux meubles usés. «Cette famille est détruite, dit Mohammed Kilani, travailleur social pour Médecins sans frontières, qui leur apporte une aide psychologique et matérielle. Ce qu'ils vivent, c'est vraiment une catastrophe.» Fekri n'a pas de travail, et il remâche son impuissance: «Depuis quatre ans, je ne fais rien. Quelqu'un qui a onze enfants, il ne travaille pas! Je cours dans la rue comme un fou. Tout ce que tu me demandes de faire, je le fais. Mais vous avez vu Rafah? Nous sommes devenus des numéros : catastrophe numéro un, catastrophe numéro deux, catastrophe numéro trois... »

Après le mur, la douve

Les souffrances des habitants de Rafah finiront-elles un jour? L'éventuel départ des colons de Gaza est beaucoup moins discuté ici que le projet de Tsahal de creuser une douve le long de la route Philadelphie. Le 20 juin, le ministère de la Défense a publié un appel d'offres pour son creusement. Le fossé courrait sur quatre kilomètres, serait profond de 15 à 25 mètres, et ferait 100 mètres de large. Il pourrait être rempli d'eau. Le but officiel de ce projet est d'empêcher le percement de nouveaux tunnels. Mais si les experts israéliens soupèsent le coût du fossé et sa faisabilité, pour les habitants de Rafah, il signifie de nouveaux drames. Car Tsahal envisage, pour s'assurer une zone de sécurité, de détruire toutes les maisons situées à moins de 300 mètres — voire 500 mètres — de la route. Si elle exécute son dessein, des milliers de gens seront à nouveau chassés de leur misérable foyer.

Le plus étonnant dans cette angoisse qui forme le fond de l'existence à Rafah est peut-être que la ville parvienne à maintenir une vie normale: les écoles ont fonctionné jusqu'à la fin de l'année scolaire et les examens ont eu lieu. À Tel Sultan, dans un endroit criblé de balles et parmi les plus dangereux de Rafah, un petit potager a été aménagé récemment. Sur la rue Abou Baker El Sedeq, la grande rue parallèle à la frontière, les magasins sont ouverts, les Mercedes se pressent en klaxonnant les carrioles tirées par des ânes, des camelots proposent des montres sur un petit stand, un attroupement se forme pour une dispute, des hommes rient, on entend le muezzin qui appelle à la prière. Les vendeurs d'eau sillonnent les rues, s'annonçant par une sirène qui module les premières notes de la Lettre à Élise. Un homme salue à la fenêtre de la voiture: «Bonjour, je suis le président des États-Unis de Palestine.» «Il y a tant de gens qui perdent leur tête», commente le chauffeur.

Mais est-il possible de vivre normalement dans une ville martyre? Si les démolitions se sont presque arrêtées pendant le mois de juin — pour combien de temps? —, les tirs continuent de déchirer la nuit, et l'angoisse perdure dans les nuits d'épouvante. Le jour est occupé par l'obsession du chômage et du logement pour ceux qui ont tout perdu et qui se serrent chez les cousins, les frères, ou sous les tentes de l'UNRWA, l'organisme des Nations unies qui intervient dans la bande de Gaza. «La question ici n'est pas seulement la nourriture, dit Mahmoud Abdelal, un travailleur social de l'UNRWA. L'être humain a d'autres dimensions. Il y a beaucoup de choses que l'on garde pour soi. Parfois, quand je suis seul, je pleure.»

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