Un historique funeste entre le système de santé et les Autochtones

Marquera-t-elle un tournant ou restera-t-elle sans suite ? La mort de la femme attikamek Joyce Echaquan dans un hôpital de Joliette, sous les insultes racistes, s’inscrit dans l’historique funeste entre le système de santé et les Autochtones — qui sont nombreux à craindre de se faire soigner.
Il y a les horreurs des « hôpitaux indiens », établissements ségrégationnistes administrés par le gouvernement canadien après la Seconde Guerre mondiale, dont les anciens « patients » racontent aujourd’hui les abus physiques et sexuels, et les interventions médicales sans anesthésie générale.
Les enfants sciemment affamés, dans les années 1940 et 1950, afin qu’ils servent de cobayes — involontaires — pour la recherche médicale sur les suppléments nutritionnels. Les stérilisations forcées de femmes autochtones : une politique « eugéniste », selon l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), qui a attiré l’attention de l’ONU en 2018.
Ces histoires — la liste n’est pas exhaustive — s’inscrivent dans un « continuum ». Et ce serait une erreur de croire qu’elles appartiennent toutes au passé, souligne Samir Shaheen-Hussain, professeur adjoint à la Faculté de médecine de l’Université McGill.
« L’establishment médical a joué un rôle non pas complice, mais actif dans la colonisation des terres et des peuples autochtones », avance-t-il. « Souvent, on pense que l’establishment médical est quelque chose de neutre ou même quelque chose de bienveillant. Mais pour les peuples autochtones, ici au Canada, ce n’est pas le cas. »
Le pédiatre urgentiste a accueilli dans sa pratique des enfants — parfois des nourrissons — qui étaient évacués d’urgence sans leurs parents. Parmi ces enfants qui arrivaient seuls de régions éloignées, les Autochtones étaient surreprésentés.
Le débat, dans lequel le médecin s’était impliqué, avait bifurqué en 2018 vers les questions racistes quand un enregistrement du ministre de la Santé de l’époque, Gaétan Barrette, avait été dévoilé par Le Devoir et CBC. L’élu y insinuait que des parents du Nunavik risquaient d’être expulsés de l’avion-ambulance en raison d’une consommation de drogue ou d’alcool.
L’hôpital ou la dignité
Les patients autochtones « se mettent en mode anticipation et conçoivent des stratégies pour “décider comment gérer le racisme […] qu’ils vont rencontrer en rentrant dans une salle d’urgence” », avait déclaré le Dr Shaheen-Hussain lors de son passage à la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, en s’appuyant sur le rapport First Peoples, Second Class Treatment.
Autrement dit, ces Autochtones se demandent : « À quel [point] on est prêts à ce que notre dignité soit atteinte pour qu’on aille consulter ? » affirme le médecin.
La docteure Louise-Josée Gill, originaire de Mashteuiatsh, le constate dans sa pratique. « C’est pas très subtil : des patients [autochtones] refusent d’aller a l’hôpital de Roberval régulièrement, observe-t-elle. Ils auraient besoin d’une consultation et je finis par régler ça à l’externe. »
Il y a bien sûr des enjeux de langue. L’hôpital de Roberval, qui accueille des patients attikameks d’Obedjiwan et des patients innus de Mashteuiatsh, a des interprètes attikameks, mais pas innus. Et puis certains patients de la Dre Gill lui disent « qu’ils n’ont pas eu de bons soins et ne se sentaient pas en sécurité » à Roberval.
La jeune médecin innue s’était elle-même promis, après ses premiers stages, de ne pas pratiquer à Roberval. « Les gens avec qui j’étais ne savaient pas que j’étais autochtone… Dans les stages à l’urgence surtout, j’ai vu des choses presque aussi pathétiques que ce qu’on a vu avec l’enregistrement de Joyce », raconte-t-elle.
« De toute manière, ils se font tous violer », a-t-elle déjà entendu. Un jour, des propos tout aussi grossiers sont venus à ses oreilles. Et « la personne sur la civière, c’était mon oncle », précise-t-elle.
La Dre Gill regrette aujourd’hui de n’avoir rien dit. Jeune stagiaire à l’époque, elle n’avait su confier sa tristesse qu’à quelques-uns de ses collègues les plus proches. « Je n’ai jamais vu quelqu’un s’interposer », se désole-t-elle.
Elle a, depuis, acquis une « expérience et un bagage » lui permettant de se sentir « outillée à aider sa communauté », où elle est retournée travailler. Quand même, « ce n’est pas facile de parler de ça », encore aujourd’hui. « Mais il faut profiter de la vague et parler, parce qu’on nous écoute rarement. »
Le temps de briser le silence
L’apathie a cédé le pas au cours des derniers jours à l’indignation, jusqu’aux plus hautes sphères de l’État canadien. « C’est la pire forme de racisme quand quelqu’un avait le plus besoin d’aide », a réagi le premier ministre Justin Trudeau. À Québec, son homologue François Legault a essuyé les critiques — renouvelées — envers sa ministre responsable des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours. Il a promis d’agir pour que « plus jamais, une situation comme celle-là se reproduise ». Une infirmière et une préposée du centre hospitalier de Lanaudière ont été congédiées.
La mort de Joyce Echaquan dans cet établissement de Joliette, en direct sur Facebook, a causé un déferlement de réactions chez les Autochtones. Ils ont été nombreux à dénoncer de mauvais traitements dans le système de santé, nombreux à se dire mal à l’aise dans les établissements de soins.
Félicia Weizineau, d’Obedjiwan, fait partie de ceux qui ont brisé le silence. « Ça m’a rappelé par où je suis passée », confie-t-elle au Devoir. Quand elle a été admise au département de psychiatrie à Roberval en 2019, elle y a fait la connaissance d’une patiente allochtone, Alice. « J’étais pas consciente de ça [les disparités de traitement] avant de le voir de mes propres yeux, raconte quant à elle Alice. Pour les Autochtones, les hospitalisations sont très brèves. C’est comme s’il n’y avait pas d’espoir avec eux. Alors que moi, […] ils me gardaient. C’était important pour eux que j’aille mieux », confie-t-elle.
L’expérience s’est ancrée chez Félicia Weizineau, à l’instar de plusieurs autres. « Quand tu as été traitée comme ça toute ta vie, tu le sais plus si c’est parce que tu es autochtone. J’ai gardé tellement de choses à l’intérieur de moi, qu’au fond de moi, ça fait comme un “motton” », dit-elle.
« Comment on peut faire confiance aux institutions après ça ? » demande l’Innue Caroline Nepton-Hotte, professeure à l’UQAM et membre du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones. « C’est une attitude, elle est là, elle est crasse. » Dans la vidéo des derniers moments de Joyce Echaquan, par-delà les cris et les injures, elle a été frappée par le silence. « C’est un non-sens que ce ne soit pas arrêté », dit-elle au sujet des propos qu’on y entend.
Des lieux de mort
Au racisme ordinaire s’ajoute le poids, lourd et historique, des relations entre les Autochtones et le système de santé. Ou alors est-ce l’inverse, les insultes venant consolider la vision déjà sombre que des Autochtones portent sur les milieux de soins ?
« Les voix entendues sont assez nombreuses pour affirmer que les membres des Premières Nations et les Inuits ne se sentent pas en sécurité lorsque vient le temps de mettre leur santé entre les mains des services publics », lit-on dans le rapport Viens, publié il y a un an.
Et pour cause. À Manawan, où vivait Joyce Echaquan, les autorités ont dû négocier pendant 20 ans avant que Québec ne leur accorde un service ambulancier, en 2018.
Quand tu as été traitée comme ça toute ta vie, tu le sais plus si c’est parce que tu es autochtone. J’ai gardé tellement de choses à l’intérieur de moi, qu’au fond de moi, ça fait comme un “motton”.
Pour des familles de cette communauté, les hôpitaux sont, aussi, ces endroits où les enfants sont partis mourir. Entre les années 1950 et 1970 au Québec, de jeunes Autochtones ont été envoyés dans les hôpitaux, sans leurs parents, pour ne plus jamais revenir.
À Manawan seulement, 18 familles sont encore à la recherche de ces « enfants disparus », qu’ils n’ont plus jamais revus après leur transfert vers des centres de soins. Pour toute explication, leurs parents ont reçu un avis des autorités religieuses ou de santé, une photo d’un cercueil fermé, ou des funérailles pour un enfant qui n’était pas le leur.
Pour Samir Shaheen-Hussain, il est grand temps « d’humaniser » le système de santé, d’en reconnaître les biais et de nommer le racisme systémique — qui ne veut pas dire, faut-il le rappeler, que « tout le monde est raciste ».
Louise-Josée Gill estime quant à elle « qu’on est sur la bonne voie en essayant de former davantage de médecins et de personnel infirmier autochtone ». « Mais je pense qu’on a tous une responsabilité de dénoncer [le racisme] quand on le voit », ajoute-t-elle.
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