Des rites funéraires réduits bien avant la COVID-19

Un thanatologue avait posé une rose sur la dépouille d'un défunt de la COVID-19 avant une séance de crémation qui s’est produite au printemps dernier.
Renaud Philippe Le Devoir Un thanatologue avait posé une rose sur la dépouille d'un défunt de la COVID-19 avant une séance de crémation qui s’est produite au printemps dernier.

Bien avant que la pandémie de COVID-19 ne restreigne la tenue de services funéraires, la société québécoise les avait réduits à leur plus simple expression. En effet, au cours du dernier siècle, la période accordée aux funérailles est passée de trois jours à trois heures.

C’est ce que nous dit la socio-anthropologue Luce Des Aulniers, dans un livre qui rassemble le fruit de 40 ans de recherche sur le sujet, Le temps des mortels, Espaces rituels et deuil, qui paraît aux Éditions du Boréal.

Pourtant le rite funéraire est vital, soutient-elle, tout simplement parce que la mort est indissociable de la vie. Et il n’est pas étonnant, somme toute, que les gens ne puissent s’empêcher, présentement, de se serrer dans leurs bras, malgré les risques de propagation du virus, alors que les rites funéraires reprennent graduellement leur droit de cité en ces temps de pandémie.

« Ce sont des gestes que l’on fait instinctivement, mais qui sont tellement importants et chaleureux. Or ils nous sont interdits actuellement », dit la chercheuse, qui dit favoriser personnellement l’offre d’un cadeau près de l’expérience tactile, de la soupe par exemple, pour soutenir un proche endeuillé, ou encore les embrassades à travers des draps protégeant du virus.

« Mais je n’ai pas voulu faire un livre de doléances », dit Luce Des Aulniers en entrevue.

Même si elle fait intrinsèquement partie de l’expérience humaine, la mort nous confronte à l’altérité ainsi qu’à notre propre destin. Dans ce contexte, c’est pour le mort qu’on exécute les rites funéraires, mais c’est aussi beaucoup pour les vivants.

Temporalité

 

Le titre du livre, Le temps des mortels, n’est d’ailleurs pas anodin. Car la mort est aussi une mesure du temps qui passe. Un temps qui a rétréci avec l’avènement des nouvelles technologies, où l’instantané règne en maître.

« L’instantanéité est le mode dominant, dit la chercheuse. On ne prend pas le temps de faire un rite, en même temps cela ne nous fait pas perdre notre temps. »

Or, l’expérience de la mort d’un proche est directement liée à l’expérience de la temporalité.

« A priori, le rite, et singulièrement le rite de mort, marque le passage du temps, écrit-elle, peut-être comme nulle autre manifestation de la conscience humaine. Or, si le temps “passe” d’évidence de plus en plus rapidement, il se peut que la place accordée au rite soit moindre. »

La compression du temps à l’instant présent va à l’encontre du processus mémoriel qui entoure la veille d’un défunt. « De manière générale, dans notre rapport au temps, la pression nous intimant de passer à autre chose contribue à ce que l’on ne cultive pas la patience de considérer ce qui s’était élaboré… avec patience », écrit-elle encore.

Passant en revue les différentes façons de s’occuper du cadavre et de son souvenir, la chercheuse parle du rôle primordial du rituel associé au corps, celui de la mise en terre ou de la crémation, de la tradition d’apporter des cadeaux aux endeuillés et aussi des souvenirs que l’on garde du mort.

La mise en terre, par exemple, renvoie le corps à la terre mère, plaçant ainsi le défunt dans un contexte plus large et surtout plus long que celui de la vie individuelle. Le feu, agent de la crémation, est à la fois destructeur et créateur. L’eau est quant à elle l’agent de l’aquamation, à la fois source de mort et de vie, « Dès lors, de tous les archétypes, il semble bien que l’eau soit celui qui nous relie le plus à la fois à l’existence et à son destin terminal », écrit-elle.

Depuis le siècle dernier, c’est le rituel des hommages au défunt qui a pris préséance sur les autres aspects des rites funéraires, explique-t-elle.

« Constat réitéré : depuis la fin du siècle dernier, l’ensemble des “rituels” qui constituent les “funérailles” se réduit souvent à une cérémonie dite d’hommage au(x) disparu(s) », écrit-elle.

Cela dit, la population a graduellement délaissé le domaine des rites funéraires qui était, il n’y a pas si longtemps, surinvesti par les institutions religieuses.

« S’il faut le souligner, toutes les religions font de la mort leur pierre de touche (cela devrait nous “toucher”) », écrit encore Luce Des Aulniers.

Une proposition-synthèse

 

Pourtant, nul besoin d’adhérer à une institution religieuse pour organiser les rituels reliés à la mort.

La chercheuse, qui est aussi la fondatrice du champ des études interdisciplinaires sur la mort, propose d’ailleurs sa propre synthèse de ce qui constitue un rite funéraire, qu’il soit religieux ou non.

Dans cette proposition-synthèse, qu’elle expose à la fin du livre, Luce Des Aulniers suggère que l’expérience de la mort d’un proche et du deuil se révèle autour de cinq cercles concentriques, comme ceux que ferait une pierre qu’on lance dans l’eau. Le premier s’axe sur la personne du défunt, écrit-elle. Il comprend un attachement à des traces matérielles du défunt, mais aussi cet hommage qui permet d’évoquer ce qu’il a représenté pour les gens qui l’ont entouré. Le second cercle renvoie au temps humain dans lequel la vie du défunt s’est inscrite. Le troisième témoigne, quant à lui, des liens qui ont uni le défunt aux autres règnes, minéral, végétal et animal, et avec la planète. Le quatrième cercle mène à réfléchir sur les autres vivants et leur destin, car aucune culture n’est individuelle, rappelle Luce Des Aulniers. Le cinquième cercle, enfin, inclut « l’imaginaire hypothétique de l’au-delà », les vivants et « l’outre de leur existence ». Une réflexion dont l’ampleur exige une pause dans la course contre la montre, une trouée dans la ronde de nos certitudes quotidiennes.

À voir en vidéo

Le temps des mortels

Luce Des Aulniers, Boréal, Montréal, 2020, 352 pages