L’attaque de Wall Street à la charrette piégée en 1920, un attentat oublié

Il y a un siècle très précisément, le 16 septembre 1920, un jeudi, alors qu’achevait la matinée, une charrette tirée par un seul cheval s’arrêtait devant le 23, Wall Street à New York, siège social de la banque JP Morgan & Co., toujours la plus puissante des États-Unis. La foule s’activait pour l’heure du lunch. Tout semblait à l’ordinaire et les cloches de l’église Trinity sonnaient l’angélus de midi, quand une gigantesque explosion a semé la mort et la destruction, sa détonation se faisant entendre jusque sur l’autre rive de l’East River, à Brooklyn.
« On aurait dit la fin du monde », a résumé un chauffeur de taxi cité dans The New York Tribune du lendemain. En rapportant la nouvelle, Le Devoir titrait que « l’explosion de Wall Street serait l’œuvre d’anarchistes », ajoutant qu’« un coup à la bolcheviste a été dirigé au cœur du pays, au cœur du quartier de la grande finance américaine ».
La charrette explosive, bourrée de dynamite et de pièces de métal, a fait 30 morts sur le coup et dix fois plus de blessés (y compris un des fils du fondateur de la banque, Junius Spencer Morgan), dont huit sont morts par la suite. Les façades des édifices environnants, dont celle de la banque, portent encore quelques traces des shrapnels échappés de la « machine infernale » décrite alors dans Le Devoir.
L’attentat de Wall Street est demeuré le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis jusqu’à celui d’Oklahoma en 1995, le pire de New York jusqu’aux attaques du 11 septembre dont on vient de souligner le 19e anniversaire. Cette tragédie a pourtant été largement occultée dans la mémoire collective, de l’aveu de la professeure Beverly Gage de l’Université Yale qui lui a consacré un essai irréprochable (The Day Wall Street Explosed, 2009) tiré de sa thèse de doctorat. Le réseau PBS s’en est ensuite largement inspiré pour un documentaire.
« C’est une histoire oubliée, dit la professeure en entrevue. Moi-même, je n’ai pris connaissance de cet événement qu’un peu avant les attaques du 11 septembre 2001, quand j’étudiais à l’université à New York. Le nouvel attentat, dans la même ville, a rendu plus attirant le sujet qui permet de réfléchir sur la place de la violence politique. La violence est souvent décrite comme une anomalie au lieu de la voir comme une des manières de mener les combats politiques, y compris dans la société américaine. »
Une histoire de la violence
L’enquête historique et sociologique de la professeure Gage décrit dans le détail l’attaque terroriste de 1920 et la chasse aux responsables, tout en positionnant le véhicule piégé et ses conséquences dans un très large contexte. L’idée n’est bien évidemment pas de justifier quoi que ce soit : il s’agit de comprendre et d’expliquer comment cette violence-là a pu surgir là, à ce moment-là.
Cette mise en perspective n’a pas échappé à certaines analyses à chaud de la tragédie concentrée dans les milliers de reportages et de commentaires publiés à l’époque. The New York Times lui a consacré 17 pages le 17 septembre 1920. « Ce n’est pas surprenant que le massacre à la bombe ait été perpétré à New York, résumait le Washington Post. Ce qui aurait été surprenant, c’est si cette plaie purulente n’avait pas éclaté sur son horrible tête. »
La violence est souvent décrite comme une anomalie au lieu de la voir comme une des manières de mener les combats politiques, y compris dans la société américaine
Des élites et bien des commentateurs de la société capitaliste, eux, refusaient de prendre en considération la répression brutale exercée sur les ouvriers et les pauvres depuis des décennies, mais aussi contre les minorités et particulièrement les Afro-Américains. Chaque année, plus de 1500 grèves en moyenne frappaient les usines du pays en expansion pour tenter d’améliorer le sort des prolétaires. Elles étaient souvent réprimées dans le sang, parfois jusqu’à la mort.
« La violence politique était monnaie courante dans la société américaine, résume la professeure Gage, qui parle aussi ouvertement de lutte des classes. Les grèves étaient très dures à l’époque. » Les entreprises employaient des mercenaires, des détectives privés, des agents provocateurs pour engager des combats avec les grévistes.
Des extrémistes de gauche utilisaient aussi des moyens violents pour arriver à leurs fins. L’attaque de Wall Street a en fait formé le point culminant d’une série d’attentats à la dynamite, explosif bon marché inventé au XIXe siècle et utilisé dès le massacre de Haymarket Square à Chicago en 1886. La « propagande par les faits » a fait florès des deux bords de l’Atlantique, entre les années 1880 et 1920. Cette période a d’ailleurs été décrite comme le premier âge de la terreur.
« Les racines de ce qu’on appelle le terrorisme, comme tactique politique, remontent à loin, dit la professeure. On croit souvent que le terme “terroriste” n’est employé que depuis quelques décennies. En vérité, l’usage de la terreur était très débattu il y a un siècle et plus, mais dans un contexte politique différent, évidemment. »
En 1910, une bombe artisanale explosait devant l’édifice du Los Angeles Times, journal activement engagé contre les syndicats. Entre avril et juin 1919, des partisans de l’anarchiste italien Luigi Galleani envoyaient par la poste plus de 35 bombes à différentes entreprises politiques, judiciaires ou médiatiques.
La Révolution bolchevique de 1917 amplifia la peur rouge. Entre novembre 1919 et janvier 1920, le département de la Justice dirigé par le procureur général Mitchell Palmer avait réagi en arrêtant et en expulsant plus de 500 citoyens de pays étrangers jugés dangereux, dont le célèbre « anarchiste insurrectionnel » Luigi Galleani et plusieurs de ses émules.
« L’explosion de Wall Street se produit alors que des millions de gens à travers le monde croient que le capitalisme est sur le point de s’effondrer, ou de se transformer radicalement », écrit la professeure en rappelant que des dizaines d’organisations de toutes tendances anarchistes, socialistes ou communistes travaillaient précisément à son abolition, y compris en Amérique.
Une cible de choix
Le choix de Manhattan pour une nouvelle action directe n’avait donc rien d’innocent. La charrette dynamiteuse visait la grande banque, la Bourse, Wall Street quoi. Comme la terreur du 11 septembre 2001 s’attaquait dans sa portion new-yorkaise aux tours du commerce mondial situées dans Lower Manhattan. « Wall Street a toujours attiré les critiques », résume cette fois la spécialiste, en parlant aussi d’un « haut symbole du capitalisme. »
L’enquête va impliquer Mitchell Palmer et le jeune avocat J. Edgar Hoover, qui dirige la toute neuve Radical Division et qui va finir par devenir le tout-puissant chef du FBI. « Hoover a été à la fois l’architecte d’une modernisation et d’une professionnalisation d’une branche importante de l’État et un puissant conservateur idéologique, un des plus puissants du XXe siècle en fait, explique la professeure, qui travaille maintenant à une biographie du plus célèbre policier américain. On n’associe pas souvent ces deux options en pensant que les conservateurs sont antiétatiques. »
Les travaux des enquêteurs fédéraux vont durer presque quatre ans, s’étendre en Italie, en Pologne, jusqu’en URSS pour savoir si Lénine et Trosky ont piloté l’attaque meurtrière. Au total, à l’époque comme encore maintenant, les preuves pointent vers Mario Buda, anarchiste militant galléaniste. Il aurait cherché à venger Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, arrêtés en mai 1920 pour des braquages de banque. Ils seront finalement condamnés à mort, et l’attentat aura paradoxalement contribué à les désigner comme boucs émissaires, et exécutés.
L’überterroriste Buda, lui, est mort en 1955 dans son Italie natale, où il était retourné. Son massacre à la bombe a braqué le système de traque et de répression des radicaux. La Bourse a repris ses activités dès le lendemain, comme la banque Morgan.
Une version précédente de ce texte, qui identifiait Fernando Sacco plutôt que Nicola Sacco comme l'un des braqueurs de banques arrêtés en mai 1920, a été modifiée.
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