Chanter à s'en rendre malades: les coulisses et les conséquences de la soirée au bar Kirouac

Mayvis Munro, que l’on voit ici avec son chat Sweet Mimi, craint pour la vie de sa sœur, Lucille Munro, qui a été placée dans le coma après avoir contracté la COVID-19.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Mayvis Munro, que l’on voit ici avec son chat Sweet Mimi, craint pour la vie de sa sœur, Lucille Munro, qui a été placée dans le coma après avoir contracté la COVID-19.

Le 23 août, les fidèles du bar Kirouac se sont rendus à leur habituelle soirée karaoké. Ils se sont installés là où ils s’installent toujours, tous les dimanches et pour de nombreuses heures : au bar, autour d’une grande table ou encore pas trop loin de la scène. Chacun à sa place.

Ils ne se sont jamais doutés que le coronavirus avait fait son entrée dans la taverne du quartier Saint-Sauveur, en basse-ville de Québec. Ils n’ont pas cru que le virus contaminerait 72 personnes et qu’il placerait la ville de Québec en état d’alerte. Qu’il se rendrait jusqu’à Lucille Munro, et qu’il plongerait cette amatrice du crooner Neil Sedaka dans un coma.

Et pourtant. Cette journée-là, la COVID-19 a dévasté le bar Kirouac. Comme un incendie ravagerait un champ d’allumettes.

Que s’est-il donc passé ? Au fil des derniers jours, des habitués du bar Kirouac ont fait part de leurs pistes d’explications au Devoir. Chacun a la sienne.

André Roy, 81 ans, a chanté au micro le soir du 23 août. « Il y en a un qui était positif en avant de nous autres, où on chantait. Ça fait que… on s’est tous fait pogner comme des rats », regrette-t-il.

L’octogénaire vient d’être « libéré complètement » : lundi dernier, il a obtenu l’autorisation de sortir du logement qu’il occupe dans une tour d’habitations à loyer modique (HLM) du quartier Saint-Roch, en basse-ville de Québec.

Le coronavirus ne l’a — miraculeusement — pas trop malmené. Tout au plus a-t-il senti une toux « qui n’était pas normale ». Dans la même tour à logements, Yvon Desjardins, lui aussi un fidèle du karaoké, « l’a eu dans les jambes ». Il s’est effondré au sol à deux reprises.

Autrement, « c’est comme une grippe normale », dit l’homme de 62 ans. Il a pu sortir de son 1 1/2 mercredi. Dans le couloir de béton du bâtiment brutaliste éclairé aux néons, les paroles résonnent fort. Son voisin Yves sort la tête de son logement, un masque au visage. « J’ai eu des grippes pires que ça ! » lance-t-il. Lui aussi vient d’être « libéré » de ses dix jours de quarantaine ; lui aussi était au Kirouac le 23 août.

L’amie de cœur de M. Desjardins, Lucille Munro, a eu moins de chance. « Mon amie aussi, elle est positive, laisse tomber le livreur retraité. Elle est entre la vie et la mort. »

André, Yvon, Yves, Lucille. Tous des adeptes du karaoké du Kirouac, tous âgés de plus de 60 ans, tous diagnostiqués avec la COVID-19.

 
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Yves et Yvon Desjardins, ce dernier étant le compagnon de Lucille Munro

Virus insidieux, aidé par la délinquance de certains « récalcitrants », la COVID-19 a poursuivi son chemin hors du bar, vers les HLM des quartiers Saint-Sauveur et Saint-Roch. Elle a touché des élèves dans quatre écoles de la Capitale-Nationale. Peut-être est-elle à l’origine des nouvelles éclosions dans des centres d’hébergement, peut-être explique-t-elle le décès de la mère d’une autre « régulière » du Kirouac.

Des clients ont déjà statué que c’était le cas, et la fille de cette dame accepte les condoléances. Mais la santé publique ne confirme aucun décès, pas plus qu’elle n’est parvenue à établir un lien avec les cas en milieux d’hébergement. Elle confirme en revanche que la soirée karaoké a mené à « une poignée » d’hospitalisations, sans fournir le nombre exact.

Des reproches et peu d’explications

Pour les clients à qui Le Devoir a parlé, le Kirouac est un repère, un lieu de rassemblement pour boire de la bière, manger des « bons hot-dogs » gratuits, « servis avec plaisir ». Un refuge pour de vieux amis, dont les lignes du visage, les expressions et les tatouages témoignent du passage des années.

Or, la situation qui y a prévalu le 23 août était « inacceptable » selon le ministre de la Santé, Christian Dubé. « C’est une soirée où les gens se connaissent, où des amis se partagent [un micro]. C’est pas correct et c’est vraiment pénalisable », a-t-il déclaré dans les jours suivant l’annonce de l’éclosion. Le gouvernement Legault a par la suite annoncé la suspension des activités de karaoké dans les lieux publics du Québec.


 

Le maire de Québec a quant à lui transmis des félicitations sarcastiques aux propriétaires du bar Kirouac. « Évidemment, personne n’aurait pensé qu’un micro pouvait charrier un virus… » a ironisé Régis Labeaume.

« C’est facile de stigmatiser et de dire : dans ce bar-là, les gens n’ont pas suivi les règles et c’est parce que c’est des gens qui sont démunis », déplore Claude Foster. Il dirige l’Office municipal d’habitation de Québec (OMHQ), responsable des HLM où vivent certains clients déclarés positifs.

Dans les 10 000 logements de l’OMHQ à Québec — il y en a environ 3000 en basse-ville —, il n’y a « aucun foyer d’éclosion », souligne-t-il.

C’est une résidente, cliente du Kirouac, qui a avisé l’Office de son diagnostic positif, avant que la nouvelle ne fasse les manchettes. « On a bien compris qu’avec le karaoké dans Saint-Sauveur, on avait des bâtiments qui étaient ciblés. Alors tout de suite, on s’est mis en action pour s’assurer que trois fois par jour, ce soit fait [la désinfection des espaces communs] », relate-t-il. Une seule personne n’a pas suivi les recommandations. « On a été obligés de faire intervenir la police. »

Le Service de police de la Ville de Québec a mené une enquête en deux volets à la suite de l’éclosion au bar Kirouac. « Il n’y a pas eu d’infractions constatées », ni chez les propriétaires ni chez les clients, atteste le porte-parole Étienne Doyon.

À la Direction régionale de santé publique de la Capitale-Nationale, la médecin-conseil Anne-Frédérique Lambert-Slythe juge avoir dû composer avec « moins de cinq récalcitrants ». « C’est sûr […] qu’on a eu certains cas problématiques. Ce n’est pas la majorité, je tiens à le préciser, malgré les préjugés dits et non dits par la population de la Capitale-Nationale. »

Oui, l’enquête de la santé publique s’est trouvée complexifiée par ces cas difficiles, reconnaît-elle. Ses équipes ont dû appeler des centaines de personnes pour mener leurs enquêtes épidémiologiques. Mais « un des rôles majeurs de la santé publique, c’est de travailler sur les inégalités sociales de santé pour que vraiment tout le monde ait le même accès aux soins, le même traitement », souligne la médecin.

Chacun son hypothèse

 

Tous les clients à qui Le Devoir a parlé ont reconnu que le bar opérait à demi-capacité, avec 45 à 50 clients à l’intérieur. Une vitre séparait les chanteurs sur la scène du reste de la salle, mais rien n’isolait les amateurs de karaoké, qui se produisaient à la même hauteur que les clients attablés. Qu’importe : les membres du duo qui se produisait sur la scène ont tous les deux reçu des diagnostics positifs à la COVID-19.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Le bar Kirouac, à Québec, d’où origine une importante éclosion de COVID-19

S’ils ont été pris par surprise, les clients du Kirouac ne prétendent pas être irréprochables pour autant. « Le monde mettait leur masque, pour aller aux toilettes et revenir. Ça arrivait peut-être, quelques fois, qu’ils l’oubliaient. C’est une question d’habitude. On n’est pas parfaits », reconnaît Yvon Desjardins.

Lui croit que le virus s’est passé par le linge qu’utilisaient les clients pour nettoyer le micro. « Toujours la même guenille. Tu prends une guenille sale et tu relaves avec du sale, ça reste sale », remarque-t-il.

André Roy note quant à lui que le linge était imbibé d’un « stuff spécial ». Il croit davantage qu’une « gang », dont l’un des membres avait la COVID-19, est responsable de la contamination. « Nous autres, on chantait à ras le stage, on a un bout de fil avec le micro, on ne peut pas aller ben loin, on n’a pas long de corde. La gang était assise pas loin d’où on chantait. Ça ne nous a pas donné de chance non plus », se désole-t-il.

Shirley, qui préfère taire son nom de famille, estime quant à elle que les tables étaient assez éloignées. Jamais elle ne s’est doutée que le coronavirus circulait. « Si on avait su qu’il y en avait, je n’aurais pas été là. »

Des prières au bon Dieu

 

Cette « grande chum » de Lucille Munro se meurt d’inquiétude pour son amie. « C’est très dur, très dur. J’arrête pas de penser à elle. On souhaite qu’elle passe à travers, mais on ne sait pas. C’est quelque chose, la maudite bibitte. Moi, je l’appelle la bibitte, le virus. C’est grave. »

La sœur de Lucille, Mayvis Munro, passe ses journées à interpeller le « boss » en haut. Une icône religieuse est installée au-dessus de son lit, où se prélasse Sweet Mimi, son chat d’Espagne. Mme Munro pointe un cadre où est exposée une photo de son ancien chien, couronné « plus beau du Québec » après un concours dans le quartier Saint-Roch.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Un HLM du quartier Saint-Roch

« Elle s’est privée comme moi tout l’été, dit-elle au sujet de sa sœur. Je passe mon temps à prier, moi, pour ceux qui sont affectés, ceux qui ont eu des décès dans leurs familles. Tout le temps, je sympathise avec eux autres. Ben, c’est à notre tour… »

Le téléphone de Mme Munro est presque « en feu », plaisante-t-elle. La gang du Kirouac l’appelle. Dans leur réseau en basse-ville, parallèle au Noovo St-Roch, aux boutiques et aux restaurants, le mot s’est passé. Ils ont vu des rumeurs sur Internet, auquel Mayvis Munro n’a pas accès. Ils craignent le pire pour Lucille. La grande sœur de leur amie leur transmet les informations du médecin.

« Avant-hier, elle [Lucille] étouffait. Elle est couchée avec un tube dans la bouche, comme un tube de balayeuse », raconte-t-elle. Puis les médecins l’ont plongée dans le coma. « Elle est rendue à 70 % de chances de passer à travers. On ne s’énerve pas, mais ce sont de meilleures nouvelles qu’hier », se console-t-elle.

Une deuxième éclosion dans Limoilou

À trois kilomètres du bar Kirouac, dans le quartier Limoilou, la microbrasserie La Souche est elle aussi aux prises avec une éclosion de COVID-19. Le 2 septembre, un employé a avisé ses patrons de son diagnostic positif. Vendredi, un total de 16 cas étaient associés à cet établissement. « C’est hyper frustrant, dit l’un des copropriétaires, Antoine Bernatchez. On ferme trois mois, on tente de rouvrir avec des mesures ultra strictes, une capacité à 50 %, il faut mettre des [employés] de plus. C’est très dur. » Ses collègues et lui ont décidé de fermer les deux succursales de La Souche — à Limoilou et à Stoneham — dès qu’ils ont été avisés de la présence d’un cas, avant que la santé publique ne leur enjoigne de le faire. Pour la réouverture, M. Bernatchez ne souhaite courir aucun risque : avant que Québec ne le demande, il avait mis sur pied un registre, dans lequel tous les clients doivent désormais s’inscrire.


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