Québec veut protéger les biens des Sulpiciens

Les archives des Sulpiciens représentent l’équivalent d’un kilomètre de documents textuels. Il faut ajouter notamment à cela 75 000 pièces iconographiques et plus de 8 000 cartes géographiques. Sur la photo, le vieux séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Les archives des Sulpiciens représentent l’équivalent d’un kilomètre de documents textuels. Il faut ajouter notamment à cela 75 000 pièces iconographiques et plus de 8 000 cartes géographiques. Sur la photo, le vieux séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal.

La ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, va délivrer au cours des prochains jours un avis d’intention de classement concernant les biens patrimoniaux des Sulpiciens. Cette communauté religieuse a licencié tout son personnel spécialisé dans la conservation et l’entretien de ses trésors historiques.

Nathalie Roy a appris la situation par l’entremise du Devoir. Elle a choisi de communiquer son inquiétude par la plateforme Twitter : « Je suis grandement préoccupée par ce que j’ai appris en vous lisant, et j’étudie attentivement les meilleures façons de protéger ces collections inestimables pour l’histoire du Québec. » Plus tard, en journée, toujours par l’entremise de Twitter, la ministre indiquait qu’elle entendait recourir à la loi : « J’entends protéger ces biens d’une valeur inestimable pour l’histoire du Québec, en utilisant les pouvoirs qui me sont conférés en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel. »

Le sulpicien Jean-Pierre Lussier a dirigé jusqu’en 2011 les très riches archives de ces religieux. Il dénonce l’attitude de sa corporation dans ce dossier. « Je trouve tout d’abord injuste et inhumain de traiter ainsi nos employés qui nous ont si bien servis. » À son sens, il a droit à un avis divergeant de celui de ses dirigeants. « Nous sommes à la merci des supérieurs provinciaux, vous savez. » À son sens, ces nouveaux dirigeants viennent de commettre une grave erreur. « Le changement est bien, mais à condition qu’on soit compétent. » Ces archives abandonnées comptent, de très loin, parmi les plus importantes du Canada, dit-il. « Je ne verrais pas d’un si mauvais œil que le gouvernement classe les biens de Saint-Sulpice. »

À sa sortie du conseil des ministres, la ministre Roy a confirmé au Devoir, dans une courte entrevue téléphonique, que les documents légaux sont en préparation et qu’ils seront signifiés dans quelques jours aux Sulpiciens. « On n’est pas rendus à accueillir les biens. Mais nous voulons protéger les biens qui sont là. On est dans l’urgence d’agir. »

J’entends protéger ces biens d’une valeur inestimable pour l’histoire du Québec, en utilisant les pouvoirs qui me sont conférés en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel

 

Les archives des Sulpiciens représentent l’équivalent d’un kilomètre de documents textuels. Il faut ajouter à cela 75 000 pièces iconographiques, plus de 8000 cartes géographiques, des devis techniques, des enregistrements sonores et filmiques, des artefacts. À titre de comparaison, les archives publiques de la ville de Montréal possèdent 4,6 km de documents.

Une nationalisation ?

La présidente de la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (SCHEC), Mélanie Lanouette, de l’Université Laval, affirme que cette catastrophe patrimoniale appréhendée du côté des Sulpiciens a provoqué une véritable onde choc dans la communauté des historiens. « Il est entendu que la question des archives religieuses est préoccupante depuis longtemps. J’hésite pour ma part à parler de la nécessité d’une nationalisation, mais il faut assurément que le gouvernement agisse rapidement. »

Plusieurs communautés religieuses risquent de connaître bientôt des problèmes avec leurs archives si rien n’est fait globalement, plaide la professeure Lanouette. « Un cas à la fois », répond de son côté la ministre Roy au Devoir.

Une vingtaine de communautés religieuses, à Montréal, sont en quête d’un lieu commun pour assurer la préservation et la diffusion de leurs archives, explique Simon Bissonnette, directeur général de la fondation Archives et patrimoine religieux du Grand Montréal. Les Sulpiciens « ne font pas partie de ce regroupement », précise-t-il.

Professeure à l’Université de Montréal, Catherine Larochelle dirige la revue Études d’histoire religieuse. Elle considère que « le premier enjeu est la sauvegarde de ce patrimoine archivistique », mais qu’un sujet tout aussi important et urgent est le maintien de l’accessibilité à ce patrimoine pour les chercheuses et chercheurs », puisque c’est en large partie l’histoire du Québec et du Canada qui est en cause.

L’État en aide aux Sulpiciens

Les historiens Dominique Deslandres, John A. Dickinson et Ollivier Hubert ont constaté, dans leur livre consacré à l’histoire des Sulpiciens, que ces religieux sont « perçus depuis longtemps dans les milieux nationalistes comme des étrangers qui s’enrichissent sur le dos des Canadiens ». La fidélité de cette corporation religieuse à l’Empire britannique lui a en effet permis d’être reconnue et bien en vue du pouvoir après les soulèvements de 1837-1838. Ils vont investir dans des immeubles à revenus et dans des obligations de la Couronne britannique.

Des malversations d’un procureur des Sulpiciens et des investissements douteux dans deux compagnies, la Detroit United Railway et la British Empire Steel, font piquer du nez les Sulpiciens à partir du début des années 1920, au point que, en 1937, ils sont mis sous tutelle par le gouvernement. Un plan de redressement conçu par l’État sauve les Sulpiciens, étouffés par une dette de 6,5 millions de dollars, soit l’équivalent de 117 millions en dollars d’aujourd’hui. Le gouvernement du Québec va encore payer plusieurs millions dans les années 1940 et 1950, tandis que les Sulpiciens vendent certains biens, comme leur terrain de baseball où sera érigé un des centres commerciaux de la cité, la place Alexis Nihon.

Le projet de loi 58 fait passer dans le patrimoine de l’État la bibliothèque Saint-Sulpice, située rue Saint-Denis, à Montréal. Cette bibliothèque deviendra, avant d’être abandonnée au début des années 2000, la Bibliothèque nationale du Québec, aujourd’hui Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Par un curieux retour du balancier, cet édifice emblématique aujourd’hui à l’abandon pourrait-il servir à accueillir les archives des Sulpiciens et d’autres communautés religieuses ? Il est trop tôt pour le dire, affirme la ministre Nathalie Roy au Devoir. « L’édifice Saint-Sulpice est classé “patrimonial”. On le protège et on le surveille. »

Pour la présidente de la SCHEC, il faut trouver des solutions à géométrie variable. « Profitons du patrimoine de la bibliothèque Saint-Sulpice ou trouvons d’autres solutions. Mais il faut qu’on fasse quelque chose ! »

Pour la porte-parole en matière culturelle du Parti québécois, Méganne Perry Mélançon, la bibliothèque Saint-Sulpice pourrait être à considérer. « L’aspect de la nationalisation me semble intéressant. Il faut travailler l’aspect patrimonial. C’est une catastrophe au Québec. Il faut aller chercher ça à l’échelle de l’État. Il faut reprendre la collection. »

La collection des Sulpiciens « appartient aux Montréalais et à tous les Québécois », avance Catherine Dorion de Québec solidaire. « Si les nouveaux administrateurs de cette collection inestimable ne comprennent pas son importance, c’est à la ministre de la Culture de le leur rappeler. »

« On a besoin d’une ministre qui va assumer un certain leadership », dit l’élue libérale Isabelle Melançon. « Il faut que ça aille vite », insiste la porte-parole de l’opposition officielle en matière de culture dans un échange avec Le Devoir.

Avec Marco Bélair-Cirino

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