Prêtres de Saint-Sulpice: catastrophe patrimoniale appréhendée

Les Sulpiciens, ces anciens seigneurs de l’île de Montréal, ont accumulé des trésors culturels depuis 1657, mais viennent de licencier tous les professionnels censés veiller sur leurs riches collections qui touchent aux origines du Québec et du Canada.
Archivistes, conservateurs, techniciens, responsables de l’entretien des biens immobiliers : ce qui restait du personnel spécialisé pour veiller à la conservation des riches archives et des biens patrimoniaux des prêtres de Saint-Sulpice, les anciens seigneurs tout-puissants de l’île de Montréal, a été licencié en bloc. Du jour au lendemain, il s’agit donc d’un des centres d’archives les plus importants au pays qui se retrouve non seulement fermé mais privé de ses professionnels.
Jusqu’à ce licenciement brutal et définitif, Marc Lacasse était depuis des années le conservateur de ces archives qui plongent aux racines de la Nouvelle-France. Quiconque s’intéresse à l’histoire de Montréal a eu affaire à lui. « On nous a dit de ne pas nous inquiéter », confie au Devoir cet homme bien connu de la communauté des chercheurs et des historiens. Or « il est évident qu’il y a matière à s’inquiéter », dit-il. Comment un centre de cette envergure peut-il espérer préserver des documents d’une telle importance au Canada sans aucun personnel qualifié ?, se demande-t-il.
Marc Lacasse a été licencié en même temps que cinq autres professionnels. Avec eux, les apports de plusieurs contractuels voués à des expertises particulières disparaissent aussi. Le centre comprenait notamment cent mètres linéaires de documents qui remontent à 1657, sans parler d’une imposante collection de livres rares, d’une collection d’œuvres d’art, d’objets inattendus, comme un sextant de 1631, des pièces d’archéologie liées à l’histoire autochtone, des objets de culte, une importante collection de monnaies, des instruments scientifiques, des pièces liées à l’histoire naturelle, tant d’autres choses. « Il y avait des évaluations et des expertises en cours. Plus personne n’est là pour les compléter. »
Les employés ont dû remettre sur-le-champ les combinaisons chiffrées des voûtes et des archives. Six employés ont été reconduits à la porte, flanqués par un gardien de sécurité qui ne travaille pas là d’ordinaire.
Pour la première fois de toute leur histoire au Canada, un procureur provincial [des Sulpiciens] refuse de veiller sur ce patrimoine et de le valoriser
Pour l’historien de l’art Laurier Lacroix, professeur émérite de l’UQAM, il s’agit pourtant d’un centre « extrêmement important, capital même » pour l’histoire du pays. « C’est une mine d’or, une vraie mine d’or ! Pas plus de 10 % ont été exploités à ce jour ». Pour comprendre les origines du Québec et du Canada, dit-il au Devoir, il faut absolument passer par là, sans même parler des trésors culturels particuliers qui sont conservés en ces lieux, comme la correspondance entre Olivier Maurault et le peintre Ozias Leduc.
Refus d’assistance au patrimoine
« C’est un coup d’État chez les Sulpiciens », affirme Gérald McNichols-Téreault, qui a été l’un des conservateurs de ces précieuses collections de 2005 à 2016. « Pour la première fois de toute leur histoire au Canada, un procureur provincial [des Sulpiciens] refuse de veiller sur ce patrimoine et de le valoriser ». Ces biens dépassent les seuls intérêts des Sulpiciens, puisqu’ils témoignent des origines de la Nouvelle-France.
Le secrétaire de la « province du Canada », selon la terminologie des Sulpiciens, est désormais un prêtre colombien du nom de Jaime Alfonso Mora. C’est vers lui que Le Devoir a été renvoyé par les paliers inférieurs de sa communauté afin d’expliquer la situation. Cependant, M. Mora n’a pas donné suite aux différents messages laissés par Le Devoir. Chez Gestion Providentia, mandaté sous la gouverne de M. Mora pour l’administration des précieux actifs de cette communauté, on nous a indiqué que c’était aux Sulpiciens de répondre aux questions du Devoir. Par ailleurs, il n’a pas été possible de joindre non plus Jorge Humberto Pacheco Rojas, 1er consulteur provincial, lui aussi un prêtre ordonné en Colombie.
Le Devoir a aussi tenté de parler au secrétaire trésorier des Sulpiciens, Diego E. Arfuch, un prêtre originaire d’Argentine qui a exercé plusieurs années au Brésil, de même qu’au prêtre Jean-Pierre Lussier, à l’origine de la mise en valeur des collections des Sulpiciens. Toujours en vain.
« Peut-être les nouveaux administrateurs sont-ils moins au fait de l’importance de leur communauté dans la société québécoise », constate le professeur Laurier Lacroix, en faisant remarquer qu’ils viennent pour plusieurs d’Amérique du Sud
Acheter le silence
Les employés licenciés « ont peur de parler, parce qu’on leur a dit que leurs indemnités tenaient à leur silence », signale Gérald McNichols-Téreault.
Tout en confirmant au Devoir qu’il a bel et bien été licencié, Martin Bordeleau, responsable depuis 11 ans de ces bâtiments historiques, ne souhaite pas en dire davantage. « Écoutez, je ne peux pas parler… J’ai signé un papier qui dit que je ne peux pas parler. Je ne voudrais pas perdre mon indemnité. Je suis père de trois enfants, vous comprenez ? »
Gérald McNichols-Téreault considère ce rejet du patrimoine qui vient de se produire sous la gouverne des Sulpiciens, comme « violent et humiliant » pour la société québécoise. Selon lui, il s’agit d’« un coup d’État » culturel de la part des Sulpiciens. Il n’hésite pas à parler de « catastrophe culturelle », en considérant que ces collections, désormais laissées à elles-mêmes, sans protections avérées, comptent parmi les plus importantes du Québec, voire du Canada.
Historien de l’art formé à Paris, notamment à l’École du Musée du Louvre, Jean Rey-Regazzi a travaillé pour les Sulpiciens jusqu’à l’an passé afin de réaliser, selon les règles de l’art de son métier, un inventaire de leurs biens patrimoniaux. À son avis, ce rejet des professionnels du patrimoine par les Sulpiciens mérite plus d’attention que la crise qui a secoué récemment le Musée des beaux-arts de Montréal. « Au moins, les collections du MBAM sont en sûreté, même si ce n’est pas comparable. Or ce n’est pas le cas pour les Sulpiciens. »
Les licenciements se traduisent par une perte d’expertise complète. « C’est un savoir complet qu’on vient de jeter par-dessus bord », de l’avis de Jean Rey-Regazzi. La préservation de l’imposant patrimoine des Sulpiciens était déjà problématique, juge-t-il. Plusieurs documents et objets nécessitent un contrôle et une surveillance, surtout en cette saison où d’importantes variations de température conduisent à des taux d’humidité élevés. « Le Marc-Aurèle Fortin et l’orfèvrerie française du XVIIe siècle qui croupissent dans une réserve surchauffée sous les toits » ne sont que deux exemples d’une catastrophe patrimoniale appréhendée. « Sans personnel qualifié, sans surveillance, sans climatisation et sans aération, ce ne sont pas des conditions de conservation » convenables pour une collection de cette valeur et de cette importance, affirme M. Rey-Regazzi. « On avait déjà eu des vols, par exemple dans la collection de livres rares. Qui sait ce qui va arriver désormais ? »
Une version précédente de ce texte utilisait à plusieurs reprises les mots «congédiement» et «congédier» de façon erronée. Les travailleurs dont il est ici question ont en effet été licenciés.
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Les archives des Sulpiciens sont essentielles à quiconque veut comprendre l’histoire
de ce pays