Un déconfinement moins rapide chez les Mohawks

Arnold Lazare est membre du Groupe de travail sur la COVID-19 de Kahnawake, une cellule de crise responsable des mesures sanitaires décrétées sur le territoire mohawk. De manière générale, le comité est plus prudent que le gouvernement québécois.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Arnold Lazare est membre du Groupe de travail sur la COVID-19 de Kahnawake, une cellule de crise responsable des mesures sanitaires décrétées sur le territoire mohawk. De manière générale, le comité est plus prudent que le gouvernement québécois.

Moins de deux kilomètres d’eau séparent Kahnawake de l’île de Montréal. Pourtant, la ville de 10 000 habitants a jusqu’ici traversé la crise sanitaire sur une tout autre trajectoire que la métropole. Et les autorités y clament leur pleine indépendance en matière de santé publique.

Ici, vous ne pouvez pas encore aller boire un verre dans un bar. Ni jouer au Black Jack dans un petit casino. Et les rassemblements de 250 personnes sont toujours interdits. À l’intérieur de ce microcosme autochtone en banlieue de l’épicentre canadien de la pandémie, on fait le pari de la prudence contre la COVID-19.

« Tout ce que vous avez vu à Québec, avec Legault, nous avons essentiellement eu les mêmes responsabilités de façon indépendante avec la communauté », explique Lisa Westaway, qui co-dirige depuis mars le Groupe de travail sur la COVID-19 de Kahnawake.

Cette cellule de crise comprend notamment des représentants du Conseil de bande, des écoles, des pompiers, de la police et du centre hospitalier. De manière générale, elle a été plus prompte au confinement, et plus patiente au chapitre du déconfinement. Lundi, par exemple, le groupe a décidé de reporter indéfiniment la réouverture des bars et des établissements de jeux, qui devait avoir lieu le 10 août.

« En raison de la hausse du nombre de cas à plus de 100 par jour [au Québec], nous ne sentions pas que c’était approprié [d’aller de l’avant avec cette réouverture] », explique Arnold Lazare, un autre membre du comité d’urgence et ancien directeur de la sécurité publique de Kahnawake.

De plus, alors que le gouvernement du Québec permet à nouveau les rassemblements de 250 personnes depuis lundi, la limite est toujours fixée à 50 personnes dans la réserve mohawk. M. Lazare explique vouloir attendre trois semaines pour voir les retombées — positives ou négatives — de cette décision.

Québec est-il imprudent dans sa gestion du coronavirus ? « Eh bien, ce n’est pas à nous à nous prononcer », répond M. Lazare, qui éclate ensuite de rire, bien conscient qu’il marche sur des œufs. « C’est leur compétence », ajoute Mme Westaway, qui est également directrice générale du centre hospitalier Kateri-Memorial.

Après 142 jours de travail intense, un calme relatif règne dans le quartier général du groupe de travail, dans le commissariat des Peacekeepers. Le coordonnateur Atiesa Foot est tout même occupé au téléphone. Dans un coin de la salle de réunion, un panneau rouge sert d’arrière-plan aux messages vidéo destinés à la population. Comme à Québec, ces adresses étaient quotidiennes en début de crise.

Aucun cas depuis mai

 

Toutes proportions gardées, le nombre de cas de coronavirus décelés à Kahnawake (23) est environ trois fois moindre que pour l’ensemble du Québec. Aucun cas actif n’y a été signalé depuis le mois de mai. Par ailleurs, aucun résident du CHSLD de 58 lits, intégré au centre hospitalier, ni des autres ressources pour aînés de la réserve n’a contracté la maladie.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Lisa Westaway co-dirige depuis mars le Groupe de travail sur la COVID-19 de Kahnawake. Cette cellule de crise comprend notamment des représentants du Conseil de bande, des écoles, des pompiers, de la police et du centre hospitalier.

« C’est un résultat de notre prudence allant au-delà des consignes du ministère de la Santé », fait valoir la directrice Westaway. Si elle reconnaît que le Kateri-Memorial avait des éléments en sa faveur avant la pandémie — les résidents du CHSLD avaient chacun leur chambre, notamment — elle croit que certaines décisions prises rapidement ont fait la différence. Notamment, d’interdire les visites et de demander aux employés à temps partiel de ne pas travailler dans un autre établissement.

Une autre initiative distingue la réserve du reste de la province. À deux reprises ce printemps, le personnel du centre hospitalier a tenté de joindre par téléphone tous les ménages de Kahnawake. « Nous avons épluché le bottin téléphonique, raconte la travailleuse sociale Dale Beauchamp. Nous étions quatre personnes au téléphone, à demander si tout se passait bien à la maison. Si les gens avaient des inquiétudes, on faisait des suivis réguliers. »

À Kanesatake

 

En date du 31 juillet, le ministère canadien des Services aux Autochtones faisait état de 38 cas dans les réserves autochtones du Québec. C’est toutefois sans compter les cinq nouveaux cas découverts ces derniers jours à Kanesatake, sur la rive nord. En réaction à cette petite éclosion, les autorités locales ont interdit les rassemblements au-delà du cercle familial et organisé la venue d’une clinique mobile de dépistage. Là aussi, on en fait souvent plus que ce que l’État demande.

« Notre but, c’est d’aller au-delà des attentes des gouvernements, explique au téléphone Robert Bonspiel, le porte-parole de l’Unité d’intervention d’urgence de Kanesatake. En raison de notre système socio-économique et de notre démographie, nous croyons que notre population n’a pas les mêmes besoins que celle des villages voisins, comme Oka ou Saint-Placide. » Ceci dit, M. Bonspiel assure apprécier le travail et l’aide fournie par Québec.

Autonomie

 

De quelle autonomie disposent officiellement Kahnawake et les autres communautés autochtones pour définir leurs propres normes de santé publique ? La réponse à cette question est à la fois simple et compliquée, explique Sébastien Brodeur-Girard, un spécialiste de gouvernance autochtone à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.

« La communauté de Kahnawake se considère comme souveraine, invoque qu’elle n’a jamais été conquise ou dominée, dit-il. Évidemment, l’histoire montre que c’est un peu plus complexe que ça. […] Le groupe de travail sur la COVID-19 s’appuie sur cette forte légitimité au sein de la communauté, et il y a une collaboration avec les autorités gouvernementales, mais ça ne veut pas dire que Québec reconnaît l’indépendance de Kahnawake [en matière de santé]. »

Si le comité d’urgence de la réserve avait opté pour des consignes anti-épidémiques moins strictes, la situation aurait évidemment été tout autre. M. Brodeur-Girard croit que des négociations plus serrées auraient eu lieu dans ce cas de figure, mais ne pense pas que Québec aurait tenté d’imposer ses règlements. « On n’enverrait pas la SQ à Kahnawake pour obliger les gens à mettre les masques, ce serait un désastre social et politique. »

Invité à se prononcer par Le Devoir, le cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé, se dit au courant des initiatives de Kahnawake. « Ce comité a été mis en place depuis le début de la pandémie, et la Direction de la santé publique était au fait de ces démarches », indique-t-on dans un courriel. La question de savoir ce qu’il serait advenu si la communauté avait choisi d’instaurer des mesures moins strictes que celles de Québec est quant à elle restée sans réponse.

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