Entre fierté et frustration, de jeunes Mohawks témoignent de leur connaissance de la crise d'Oka

Été 1990. Le Québec est plongé dans une crise opposant les Mohawks et les forces de l’ordre à Oka. Pour protéger la pinède et leur cimetière ancestral, visés par un projet d’agrandissement du terrain de golf et la construction de condos, les Mohawks érigent une barricade à Kanesatake et bloquent le pont Mercier. L’intervention de la Sureté du Québec puis de l’armée canadienne donne lieu à des affrontements violents. Le Devoir revient sur cet événement historique. Premier de trois textes.
Ils tentent de retrouver leur identité à travers la langue et la culture, mais un pan de leur histoire, qui s’est déroulé à l’ombre de la pinède en 1990, sombre doucement dans l’oubli. Pour les jeunes Mohawks, la crise d’Oka est un paradoxe, un symbole de résistance dont ils sont fiers même s’ils condamnent la violence, un événement à la fois triste et inspirant, source de fierté et de frustration, qui devrait être appris sur les bancs d’école « pour que les erreurs du passé ne se répètent pas ».
Installée à une table de pique-nique en bois entre une station d’essence et une maison mobile transformée en magasin de cannabis, Trina Canatonquin plonge dans ses souvenirs. Elle n’était pas née lorsque l’armée a débarqué à Oka le 11 juillet 1990. Dans sa jeunesse, la crise n’évoquait rien de plus qu’une marche commémorative dans les rues du village, des bribes d’histoire entendues ici et là dont on ne faisait pratiquement jamais mention à l’école de Kanesatake.
Ironiquement, c’est à l’école secondaire de Deux-Montagnes qu’elle a plongé dans l’histoire de son peuple. « J’avais 14 ans et il fallait que je fasse une dissertation sur la crise d’Oka pour le cours Éthique et religion. C’est là que j’ai commencé à poser des questions à ma mère, qui était sur la barricade. J’ai ressorti de vieux articles de journaux, j’ai trouvé de vieilles photos. Je suis la seule de ma classe à avoir eu 100 % pour sa dissertation ! » raconte fièrement la jeune femme, aujourd’hui âgée de 26 ans.

Mais Trina, alors âgée de 14 ans, a été choquée de découvrir le point de vue de ses camarades au cours d’un débat en classe. « J’étais la seule à avoir une expérience personnelle à raconter, les autres se sont fiés sur Google… Et Google n’était pas très tendre à notre égard. » Elle fait une pause, ravale ses souvenirs et sa frustration. Un chien jappe au loin. « Ils pensaient que les “sauvages” étaient des fous furieux en colère pour on ne sait trop quelle raison. Leurs commentaires étaient très racistes. C’était très difficile pour moi d’entendre ça. »
Trina relève ses lunettes de soleil jaune fluorescent, révélant de grands yeux brillants. Un sourire illumine son visage lorsqu’elle parle de la soif de sa génération pour se reconstruire à travers la langue et les traditions. Mais elle constate qu’il y a un pan de l’histoire qui a été occulté.
« J’ai l’impression que les jeunes ne comprennent pas pourquoi nos parents se sont battus. On n’a jamais expliqué aux jeunes de ma génération ce qui était vraiment arrivé, pourquoi c’était arrivé et qui avait fait quoi. Aujourd’hui, les jeunes garçons jouent aux gros bras en faisant les cons : ils pensent que c’est ça, être un Warrior. C’est décevant… »
Les erreurs du passé
Teharahkoken Cree, lui, avait trois ans lors des événements. Aujourd’hui, le grand gaillard aux cheveux longs est gardien de sécurité dans l’une des nombreuses boutiques qui vendent du cannabis le long de la route principale de Kanesatake. Derrière la terrasse, où les consommateurs peuvent fumer confortablement, la pinède se dresse tel un mur dense et obscur.
Vitres baissées, musique à fond, de jeunes non-Autochtones font crisser leurs pneus en se garant sur une voie de gravelle. Ils sont visiblement nombreux à venir s’approvisionner en cannabis dans la communauté. Teharahkoken les invite à se laver les mains avant d’entrer. Entre deux clients, il explique que ce sont les parents qui se chargent de transmettre ce « savoir collectif » aux jeunes générations.
« Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend à l’école, car ce n’est pas dans le curriculum officiel du Québec. Mais ça devrait l’être — particulièrement ici, sur le territoire mohawk, mais également dans toutes les écoles du Québec — pour qu’on ne répète pas les erreurs du passé. »
Les erreurs du passé ? « Vouloir déterrer les tombes de nos ancêtres pour faire un terrain de golf et des condos, c’était une erreur », précise-t-il.
Trente ans plus tard, les jeunes Mohawks ont différents points de vue sur la crise et certains ont glorifié les événements, explique Teharahkoken. Mais, de façon générale, « les jeunes générations ne comprennent pas l’importance de ce qui s’est joué à l’époque ».

Un peu plus loin dans la pinède, Tehosterihens Deer, 21 ans, parle de son oncle, qui était aux barricades, et de son père, qui aidait au ravitaillement en nourriture. « La crise d’Oka, c’est un symbole de résistance qui me rend fier, mais c’est aussi triste et perturbant, raconte-t-il. Oui, il y a eu de la violence, mais ce n’est pas ce qu’on voulait. Et c’était pacifique au début. Malheureusement, tout ce que les non-Autochtones de Montréal voient, c’est la violence. Il y a ce stigmate qui perdure, mais ce n’est pas qui nous sommes. »
La crise d’Oka, c’est un symbole de résistance qui me rend fier, mais c’est aussi triste et perturbant
Son ami Nicholas McGregor, 23 ans, opine de la tête : « Le stigmate de la violence nous colle toujours à la peau. Quand j’étudiais à Dawson, mes amis pensaient que c’était interdit de venir dans la communauté, ils avaient peur… »
Sujet délicat
Au sein même de la communauté, la crise d’Oka reste un « sujet délicat » dont plusieurs ne veulent pas parler, explique Al Harrington, un Mohawk de l’Ontario qui habite à Kanesatake depuis 13 ans. Non seulement il y a des divisions entre les clans, mais pour plusieurs qui souffrent de choc post-traumatique, l’évocation de la crise d’Oka ramène des souvenirs douloureux. « Chaque fois qu’un hélicoptère vole bas, les gens ont peur », raconte le père de famille.

Pour lui, il est toutefois essentiel de garder cet événement vivant dans la mémoire collective. « C’est important d’enseigner ce qui s’est passé à nos jeunes, mais surtout de leur apprendre à désamorcer les situations, à prendre un pas de recul, de façon à ce que, s’il survenait une autre crise de ce genre, nos jeunes aient une meilleure compréhension de la situation et mettent leur pied à terre sans prendre les armes. »
Souvenirs d’enfants
À une soixantaine de kilomètres de là, dans son bureau à Kahnawake au sud de Montréal, Steve Bonspiel se rappelle ce matin du 11 juillet 1990. L’éditeur du journal Mohawk The Eastern Door avait 14 ans à l’époque. Il se souvient de la fierté qu’il a ressentie et des voisins qui embarquaient dans leurs camions avec leurs armes pour aller défendre la pinède. Il se souvient d’avoir fait la patrouille avec un fusil à plomb à bord d’une voiturette de golf dans la pinède, jusqu’à ce que les adultes le forcent à rentrer à la maison parce que c’était trop dangereux.
Steve Bonspiel se souvient aussi de la rentrée scolaire de septembre 1990, des fouilles par des soldats armés dans l’autobus scolaire, des commentaires racistes des non-Autochtones, des « bons et des mauvais Indiens », les Mohawks étant classés dans cette deuxième catégorie.
« Nous n’étions pas les attaquants, mais les attaqués. Les gens doivent se souvenir de ça. Et il y a toute une génération qui ne sait pratiquement rien de la crise d’Oka. Il faut garder cette histoire vivante et remettre les pendules à l’heure sur ce qui s’est véritablement passé, car le jour où nous allons mourir, nous qui y étions cet été-là, qui se souviendra des sacrifices qui ont été faits ? »