Ottawa dit non à Mila et son application COVI de recherche de contacts de personnes contaminées

L’intérêt était là, mais il n’y est plus. Le gouvernement fédéral préfère ne pas recommander l’application de recherche de contacts de personnes contaminées par le coronavirus développée par l’Institut québécois d’intelligence artificielle (Mila) pour une utilisation nationale, et ce, en raison d’importantes questions soulevées par cet outil en matière de protection de la vie privée et de privatisation des données publiques, ont indiqué plusieurs sources au Devoir.

Québec, pour sa part, dit « poursuivre sa réflexion » sur cet outil de contrôle de la propagation de la pandémie, tout comme sur d’autres propositions. Mais, selon nos informations, le gouvernement aurait en main une analyse plutôt négative de l’offre de Mila.

La semaine dernière, Le Devoir révélait que l’Institut, qui vante depuis plusieurs semaines son application COVI, reposant sur la technologie de l’intelligence artificielle (IA), cherche à soustraire de l’autorité de l’État la gestion des données personnelles récoltées lors de cette surveillance des citoyens à des fins de santé publique. Mila prévoit de les placer dans la structure opaque d’un organisme à but non lucratif (OBNL), et ce, même si le dossier médical, la géolocalisation, l’âge et le sexe des utilisateurs font partie, entre autres, des informations nécessaires au fonctionnement de son application.

L’Institut a par ailleurs des liens étroits avec des multinationales privées de la santé, dont Novartis, mais également de la capitalisation des données personnelles, comme Facebook, IBM et Google.

« Nous avons appris que le gouvernement fédéral pourrait se tourner vers une autre technologie, a dit mardi Vincent Martineau, porte-parole de Mila. Peu importe sa décision, l’équipe de Mila est extrêmement fière de contribuer, par son innovation et son audace, à faire évoluer le débat social sur les nouvelles façons d’utiliser l’IA au service de la population. Nous sommes convaincus que l’ensemble de la société y gagne. »

Une version préliminaire de l’application COVI a été envoyée pour évaluation à Ottawa il y a deux semaines, mais le gouvernement fédéral n’aurait pas été emballé par celle-ci et envisage depuis, en collaboration avec les provinces, de recommander l’outil de suivi numérique moins intrusif mis au point par une équipe bénévole de l’entreprise Shopify d’Ottawa.

Ce projet utilise les technologies existantes d’Apple et de Google pour faire de la notification de contacts.

« La vertu principale d’une telle technologie est qu’elle mesure les “poignées de main numériques” entre les téléphones intelligents sans nécessiter de suivi de localisation, résume Étienne Brown, professeur de philosophie à la San Jose State University, en Californie, qui s’est intéressé dans une perspective critique à l’apparition de ces applications. « Autrement dit, l’application pourra vous indiquer si vous avez été en contact avec une personne infectée sans suivre vos déplacements individuels. Tout ce dont elle a besoin, c’est de mesurer la distance qui existe entre les utilisateurs. »

Il y a un choix à faire entre efficacité et vie privée. À mon sens, ce choix devrait être fait avec les Canadiens et non derrière leur dos.

Vie privée

L’adoption de cette application se fait également sur une base volontaire. Comme l’ensemble de tous ces produits de surveillance, elle inquiète malgré tout les défenseurs de la vie privée, en raison des données personnelles conservées par leurs gestionnaires.

Rappelons que le modèle d’affaires de Google est basé sur une collecte massive des données de ces utilisateurs en échange de la gratuité. Apple, pour sa part, a créé un environnement où ses usagers sont captifs pour accroître son emprise dans le quotidien des gens.

« L’opportunité de recourir à de tels outils, en complément aux mesures déployées par les autorités de la santé publique, doit être évaluée après analyse de la pertinence clinique, des enjeux de sécurité et de protection des renseignements personnels, des fonctionnalités offertes et des technologies utilisées », a dit une porte-parole du ministère provincial de la Santé mardi, pendant que le bureau du premier ministre François Legault indiquait qu’« aucune décision n’a été prise pour le moment », sur l’adoption ou pas d’une application de suivi numérique.

L’Institut québécois d’intelligence artificielle mène une campagne active depuis plusieurs semaines pour séduire les gouvernements du Québec et du Canada avec son application, dont le cadre pourrait par la suite être utilisé à d’autres fins. La fiducie de données, organisée au sein d’un OBNL dans l’urgence de la pandémie, serait une première au pays. Le secteur privé pourrait en bénéficier une fois mis en place.

Critiques persistantes

 

Des experts consultés par Le Devoir ont indiqué que les données de COVI pourraient être gérées par une agence gouvernementale indépendante, un cadre que Mila n’a pas envisagé.

L’Institut a par ailleurs attiré l'ex-haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Louise Arbour, et Louise Otis, ex-juge de la Cour d’appel du Québec, nommées respectivement présidente honoraire de COVI Canada et présidente du conseil d’administration de cet OBNL.

Ces nominations ont été faites dans la foulée de critiques persistantes sur le respect de la vie privée et des questions éthiques soulevées par cette application quant à la privatisation des données publiques récoltées.

L’efficacité des applications de suivi numérique dans la lutte contre la COVID-19 est fortement remise en question par plusieurs études scientifiques, rapportait récemment le magazine Nature. Selon une équipe de l’Université d’Oxford au Royaume-Uni, 60 % de la population doit en télécharger une pour qu’on puisse en tirer profit, un taux de pénétration qui n’a été dépassé à ce jour que dans les régimes autoritaires où les téléchargements ont été obligatoires.

Sur une base volontaire, l’Islande a le taux de téléchargement le plus élevé au monde, avec 40 %, mais la direction de la santé publique de ce pays insulaire estime que le suivi manuel reste toujours plus efficace que cette surveillance numérique.

L’obligation de posséder un téléphone dit intelligent, souvent dans ses versions les plus récentes, pour utiliser ces applications réduit également l’effet de la surveillance dans les populations plus à risque, comme les personnes âgées ou les communautés pauvres de la société.

En matière de technologie, « il y a un choix à faire entre efficacité et vie privée, dit Étienne Brown. À mon sens, ce choix devrait être fait avec les Canadiens et non derrière leur dos. »

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