Répit de courte durée pour les personnes itinérantes à Montréal

George Piqott, 59 ans, a longtemps pensé qu’il était fou. Aujourd’hui, il dit avoir la preuve qu’il est bel et bien le descendant d’une union très lointaine entre un prince anglais et une Amérindienne, ce qui fait de lui le roi du Commonwealth. Il doit réclamer son trône dans sa soixantième année. En attendant la couronne et les millions, il dort dans la rue et passe ses journées au square Cabot.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir George Piqott, 59 ans, a longtemps pensé qu’il était fou. Aujourd’hui, il dit avoir la preuve qu’il est bel et bien le descendant d’une union très lointaine entre un prince anglais et une Amérindienne, ce qui fait de lui le roi du Commonwealth. Il doit réclamer son trône dans sa soixantième année. En attendant la couronne et les millions, il dort dans la rue et passe ses journées au square Cabot.

Montréal s’apprête à déposer son plan de transition pour fermer plusieurs lits d’urgence et sites de distribution alimentaire mis en place pour aider les itinérants à traverser la « crise humanitaire » qui a suivi le confinement. Même si la Ville assure qu’elle ne laissera tomber personne, des organismes redoutent une fermeture trop rapide.

Derrière l’aréna Maurice-Richard, une trentaine de personnes profitent de l’après-midi sur la pelouse. Gaétan fait la sieste. Stéphanie et Éric se font les yeux doux sous un arbre. Jason déprime sur son longboard. Bière à la main pour lutter contre la canicule, Denis fait le DJ : Bachir veut entendre « chanter dans les stades » (Wavin’ Flag). Daniel, Maria Maria, de Santana.

Tous ces gens attendent la réouverture du refuge temporaire, fermé de 13 h à 17 h pour permettre aux équipes de désinfecter les cubicules individuels — un lit de camp, une chaise et une table — et les espaces publics.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Des employés de Qualinet désinfectent les cubicules où vivent des itinérants depuis le début du confinement, à l’aréna Maurice-Richard.

Devant la porte, les itinérants ont posé leurs sacs : on est loin des valises de marque laissées à la consigne de l’entrée d’un hôtel, mais plusieurs ont néanmoins l’impression de vivre la belle vie : « Ici, c’est le meilleur refuge en ville, lance Stéphanie Lapchak, 40 ans. Je le sais, je les ai tous essayés, d’Atwater jusqu’ici. On est logés, nourris, trois repas par jour. Qu’est-ce que tu veux de plus ? »

Crise humanitaire

 

Si, aujourd’hui, plusieurs ont l’impression de vivre un moment de répit, c’était une tout autre histoire avant l’ouverture de ces refuges temporaires. « Au début de la pandémie, la détérioration de la situation des femmes de la rue a été épouvantable, déplore Ann-Gaël Whiteman, coordonnatrice de la Maison Jacqueline. Pendant des semaines, elles n’avaient pas d’endroit pour prendre une douche ou pour faire leurs besoins. Elles étaient sales, certaines s’urinaient dessus, c’était vraiment terrible. »

Au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Julie Grenier parle d’une « crise humanitaire » qui s’est profilée dès les premiers jours de la pandémie. Serge Lareault, protecteur des personnes en situation d’itinérance à la Ville de Montréal, fait le même constat.

« Quand tout le monde s’est confiné, les organismes se sont mis à fermer les uns après les autres parce que leurs locaux étaient trop petits. Les itinérants ont perdu l’accès aux services, puis à l’aide des citoyens puisqu’il n’y avait plus personne dans les rues pour leur donner de l’argent. Ils ont également perdu l’accès aux petitsrestaurants abordables. Tout ça s’est arrêté d’un coup, et on s’est retrouvés avec des milliers de personnes qui avaient faim et froid et qui n’avaient plus d’endroit pour aller aux toilettes. Pour nous, c’était vraiment l’état d’urgence. On vivait une crise humanitaire à laquelle il fallait répondre à la vitesse grand V. »

La Ville, le CIUSSS et les organismes communautaires se sont mobilisés pour réquisitionner des hôtels, des centres communautaires et des arénas afin d’héberger 700 personnes de façon temporaire. Cinq sites extérieurs ont été mis sur pied pour nourrir plus de 2000 personnes dans les parcs de Montréal. Il aura fallu environ trois semaines avant que tout cela se mette en place.

Déconfinement

 

Aujourd’hui, ils sont nombreux à bénéficier de ces services, a pu constater Le Devoir. Au square Cabot, ils sont plus d’une centaine à faire la file à 8 h du matin, qui pour une cigarette, qui pour un déjeuner, qui pour des vêtements, la plupart pour les trois. Plusieurs dorment dans des tentes, sur des cartons ou sur les bancs, indifférents à la cohue qui règne dans le parc urbain.

Au parc Jeanne-Mance, près du mont Royal, Abdallah, Ali et Tiriakos profitent aussi du déjeuner gratuit. Ils vivent tous trois dans des appartements, mais les fins de mois sont difficiles. Abdallah a 0,77 $ dans son compte en banque. Ces repas gratuits lui permettent de subsister. « C’est ironique, mais on dirait qu’il fallait une crise comme celle-là pour qu’enfin on prenne soin des moins fortunés », dit-il.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Montréal a ouvert plus de 700 lits d’urgence dans des refuges temporaires, mais certains itinérants préfèrent rester dehors. Plusieurs sont incapables de rester confinés en raison de problèmes de santé mentale, de dépendances ou d’une intolérance aux règlements.

Mais les « beaux jours » s’achèvent pour tous ces gens. Un comité de travail parachève un plan de transition sur douze mois. « Avec la levée de l’état d’urgence, il va falloir redonner les hôtels à leurs propriétaires et libérer les centres communautaires : les quartiers en ont besoin, notamment pour les camps de jour et les piscines », explique Serge Lareault.

Le plan prévoit de relocaliser les itinérants dans d’autres bâtiments et compte sur la réouverture de plusieurs organismes communautaires, notamment pour la distribution alimentaire, qui se fait présentement dans les parcs aux frais de la Ville.

« On va y aller en cadence avec les organismes. On le dit et on le répète : la Ville n’abandonnera personne », affirme M. Lareault.

Plan B

 

Ann-Gael Whiteman, de la Maison Jacqueline, craint que les organismes ne puissent pas suivre cette cadence imposée. Au début de la crise, elle a dû fermer 6 de ses 24 lits et le centre de jour, qui peut accueillir jusqu’à 70 femmes. Elle doit encore fermer 8 lits, car elle n’a plus assez de personnel. Pour compenser, elle envisage de rouvrir le centre de jour à capacité réduite.

Cette crise nous a fait réaliser qu’il y avait deux secteurs de faiblesse au Québec : comment on traite nos aînés et comment on traite les personnes de la rue. En prévision d’une deuxième vague ou d’un autre virus, il faut faire plus.

 

Au refuge Chez Doris, la directrice, Marina Boulos-Winton, se désole aussi de ne plus pouvoir accueillir autant de femmes. Elle souhaite prolonger les heures d’ouverture d’ici la fin juin, mais ce n’est pas encore réglé. « C’est plus coûteux pour servir moins de monde », soupire-t-elle.

Les itinérants hébergés à l’aréna Maurice-Richard savent qu’ils devront partir prochainement et préparent leur plan B. Stéphanie et Éric espèrent trouver un logement. Marie-Chantal va s’acheter une tente. Jason rêve de partir à Québec. Waquil attend un chèque.

Mais tous s’entendent sur une chose : la crise aura permis de démontrer l’urgence de mieux aider les plus démunis. « Cette crise nous a fait réaliser qu’il y avait deux secteurs de faiblesse au Québec : comment on traite nos aînés et comment on traite les personnes de la rue, affirme Serge Lareault. En prévision d’une deuxième vague ou d’un autre virus, il faut faire plus. »

Lorsque le virus a commencé à se répandre comme un feu de paille dans les CHSLD, Serge Lareault, protecteur des personnes en situation d’itinérance à la Ville de Montréal, a eu peur qu’il se passe la même chose dans les centres d’hébergement temporaire de la Ville. « La partie n’est pas encore gagnée, mais, jusqu’à présent, ça n’a pas été l’éclosion qu’on avait redoutée », dit-il. Plus de 550 itinérants ont été testés et 22 ont été déclarés positifs. La Ville compte officiellement un seul mort de la COVID-19 dans la rue.

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