Les Inuits craignent le déconfinement

Une proposition de la Santé publique permettant à des travailleurs de la construction de se rendre au Nunavik sans observer la quarantaine obligatoire a provoqué l’ire de plusieurs leaders inuits. Même s’il n’y a plus aucun cas de COVID-19 sur leur territoire, les communautés nordiques demeurent réticentes à un déconfinement trop rapide.
À Kangiqsualujjuaq, village inuit de 1000 âmes, d’importants travaux doivent être réalisés au CLSC pour y installer un appareil à rayons X qui sera grandement utile pour empêcher une éclosion de tuberculose. C’est dans cette optique que la directrice de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN), Marie Rochette, a proposé jeudi dernier « d’aller plus rapidement » pour la réouverture de certaines activités, dont la construction. « La décision était à prendre rapidement, car le fournisseur avait très peu de disponibilités », explique-t-elle. « En reportant les travaux, l’appareil [à rayons X] ne serait disponible, au mieux, qu’en octobre. C’est pour ça qu’il y a eu empressement. »
Pour le conseil municipal de Kangiqsualujjuaq, cette requête de la Santé publique, qui aurait permis à des travailleurs de la construction d’être au Nord en moins de quatre jours sans même leur donner le temps de se mettre en quarantaine, était « inappropriée ». « On comprend les intentions, mais permettre à des travailleurs de venir ici sans s’être isolés pendant 14 jours alors qu’on sait qu’ils passent par Montréal qui est le hot spot, c’est un trop grand risque à prendre », a déclaré au Devoir Nancy Etok, mairesse adjointe de la communauté. « On ne comprend pas pourquoi la Santé publique nous a proposé quelque chose qui va à l’encontre de son propre protocole pour les travailleurs essentiels. »
Un affront
Ces travailleurs essentiels doivent en effet se mettre en quarantaine avant de monter au Nord ou une fois sur place. Mais dans le cas de certains travailleurs « critiques », comme les médecins dépanneurs, pour qui l’isolement de 14 jours est impossible car elle entraînerait une rupture de service, la quarantaine est remplacée par d’autres mesures strictes. C’est ce que proposait la Dre Rochette pour les travailleurs de la construction qui devaient monter à Kangiqsualujjuaq lundi.
On ne comprend pas pourquoi la Santé publique nous a proposé quelque chose qui va à l’encontre de son propre protocole pour les travailleurs essentiels
Non seulement la proposition n’a pas été appréciée par les leaders du village et la Société Makivik, mais elle a été perçue comme un affront. « C’est comme si on était dans les années 1960 où les gouvernements considéraient qu’on était des colonies incapables de prendre des décisions », a déploré le maire, Davidee Annanack, en rappelant que la Santé publique avait invité les maires des villages à faire partie d’un sous-comité pour réfléchir au déconfinement.
Or, ceux-ci ont l’impression d’avoir été contournés. « Personnellement, je me suis sentie traitée comme une messagère plutôt que comme une leader », a dit Nancy Etok. « On est reconnaissants du travail fait par la Santé publique pour lutter contre le virus, mais la relation avec les élus pourrait être améliorée. Laissez les leaders des différentes régions décider de la façon dont ils vont composer avec la COVID-19. »
Crainte du déconfinement
Certes, les Inuits reconnaissent qu’ils ont gagné une première bataille. Aucun nouveau cas n’a été diagnostiqué sur le territoire depuis le 21 avril et les derniers cas, sur 16 au total, ont été déclarés guéris le 5 mai dernier. Mais les acquis demeurent fragiles, estime Mme Etok. « Les habitants sont encore très anxieux. Ils n’aimeraient pas voir des nouvelles personnes qui n’étaient pas dans la communauté pendant le confinement, encore moins sachant qu’elles n’ont pas respecté l’auto-isolement », dit-elle. Il suffit d’une personne infectée pour que le virus réapparaisse, rappelle-t-elle.
Le fait que le Nunavik soit une région coupée des grands centres où le virus a fait des ravages a certainement été un atout pour limiter les dégâts. Mais en même temps, cet isolement et l’absence d’infrastructures de santé le rendent particulièrement vulnérable. « On est à des milliers de kilomètres de Montréal. Si quelqu’un est malade, on est très loin des soins de santé », a fait valoir M. Annanack.
Rouvrir de façon sécuritaire
La directrice de la Santé publique du Nunavik comprend cette crainte. « C’est une maladie qu’on ne comprend pas encore bien et c’est d’autant plus inquiétant en voyant ce qui se passe au Sud, à Montréal », reconnaît Marie Rochette.
Pour elle, il faut toutefois mettre dans la balance les inconvénients liés au fait de ne pas rouvrir la région. « Malheureusement, le Nunavik est encore très dépendant des travailleurs qui viennent du Sud. Il va falloir trouver un moyen de permettre une réouverture de façon sécuritaire, pour s’assurer de réduire au maximum la réintroduction de la COVID-19 dans la région », note-t-elle.
Nancy Etok ne se dit pas contre l’idée d’un déconfinement. « On est réaliste. Le vaccin pourrait n’être là que dans deux ans. On sait que d’ici là, on va devoir retrouver une sorte de normalité », dit-elle. « Mais si le Nord doit rouvrir, on veut avoir notre mot à dire sur la façon dont ça va se faire. »