Les mesures de confinement fonctionnent-elles vraiment?

Grâce à une formule agrégeant neuf types de politiques publiques, des chercheurs britanniques comparent de manière systématique les mesures de confinement de différents pays. Le Devoir a reproduit l’exercice pour quelques provinces canadiennes.

Le 23 janvier, le monde observait avec incrédulité la Chine boucler la région de Wuhan, confinant à domicile des millions de personnes. Début mars, de premières éclosions de coronavirus bousculaient la vie des Italiens, qui se heurtaient bientôt aux portes closes de cafés et de restaurants. Quelques jours plus tard, l’impétueux président américain bloquait l’entrée des visiteurs européens dans sa contrée. En quelques semaines, le monde entier a vécu un inattendu crescendo de mesures de confinement et de distanciation physique.

Toutefois, les éléments exacts de cette progression et leur enchaînement ont différé d’un pays à l’autre. Chaque gouvernement n’a pas instauré les mêmes mesures au même moment. Les courbes épidémiologiques ont elles aussi pris des tangentes différentes. Ainsi, depuis quelques semaines, le monde est un grand laboratoire pour les spécialistes d’administration publique.

Pour comparer de manière systématique la réponse des différents gouvernements, des chercheurs de l’Université d’Oxford travaillent à consigner les mesures de confinement et de distanciation physique ainsi que leur date de mise en œuvre. Ils ont également créé un indice qui a pour objectif de représenter, avec un seul nombre, la force globale des mesures publiques visant à contenir l’épidémie.

Neuf variables y sont combinées, dont la fermeture des écoles, la restriction du travail, les interdictions de rassemblements et les contrôles aux frontières. « Ce fut difficile de correctement pondérer la valeur de chaque type de politique publique, surtout en début de crise quand on naviguait à l’aveugle [quant à leur efficacité] », explique en entrevue Anna Petherick, l’une des chercheuses principales du projet Oxford COVID-19 Government Response Tracker.

Évolution des restrictions dans le monde

L'axe vertical de chaque figure correspond à l'indice de sévérité des mesures de contrôle de l'épidémie, tel que défini par les scientifiques du projet Oxford COVID-19 Government Response Tracker. Neuf variables y sont combinées, dont la fermeture des écoles, la restriction du travail, les interdictions de rassemblements et les contrôles aux frontières. L'axe horizontal correspond au nombre cumulatif de cas confirmés de COVID-19, par 100 000 habitants. La ligne associée à chaque pays ou province représente la valeur de l'indice au fil des semaines précédentes.

Certains pays, comme la France, ont décrété un confinement très strict tout d’un coup (la ligne monte verticalement). D’autres, comme la Suède, appliquent des mesures progressivement (la ligne monte en escalier).

Malgré le caractère un peu subjectif de l’entreprise, avec l’indice de sévérité des mesures de contrôle de l’épidémie, « on peut vraiment comparer différents pays, et ensuite utiliser cette information pour déterminer quelles politiques publiques sont utiles », assure cette enseignante de politiques publiques à l’école Blavatnik, affiliée à Oxford.

Chacune des mesures considérées dans l’indice peut prendre plusieurs niveaux d’intensité. Dans le cas des écoles, on considère par exemple la fermeture recommandée des établissements (1), la fermeture obligatoire de certains niveaux (2) et la fermeture complète (3). L’indice agglomère ensuite la sévérité des neuf politiques publiques en un seul nombre, sur une échelle de 0 à 100.

Les mesures appliquées sur l’ensemble du territoire, à l’inverse de celles qui sont appliquées régionalement, sont bonifiées dans le calcul de l’indice. Les chercheurs avertissent que leur indice ne doit pas être considéré comme une évaluation de la pertinence ou de l’efficacité de la réponse d’un pays, mais plutôt comme un outil comparatif.

En date du 5 mai, par exemple, l’indice de sévérité des mesures pour le Canada est de 80. La France et l’Italie sont respectivement à 94 et 95, tandis que les États-Unis s’élèvent sur cette échelle à 68. La Suède, réputée pour son approche peu coercitive contre la COVID-19, se voit attribuer un indice de 47. Ces pays déplorent entre 164 et 369 décès par 100 000 habitants liés au coronavirus.

Évolution des restrictions dans quatre provinces canadiennes

Au Canada, le Québec est la province dont la réponse globale est la plus forte, mais la première à assouplir les mesures en place — malgré un nombre cumulatif de cas par 100 000 habitants plus élevé qu’ailleurs.

La question qui brûle les lèvres est donc celle-ci : les données récoltées démontrent-elles qu’un confinement sévère se traduit bel et bien par un apaisement de l’épidémie ?

Mme Petherick remarque d’abord que l’indice prend seulement en compte les politiques publiques mises en place, et pas leur respect par la population. Elle ajoute ensuite qu’il est impossible pour l’instant de parler de causalité, puisque de très nombreux facteurs entrent en jeu pour déterminer l’évolution d’une épidémie. Malgré tout, son équipe est arrivée à trouver une relation entre l’indice de sévérité et le nombre de décès imputables au coronavirus.

« En gros, nous trouvons bel et bien la corrélation attendue : plus l’indice de sévérité d’un pays est élevé, moins nombreux sont les décès. Il y a un décalage d’environ deux semaines avant de voir l’effet de l’entrée en vigueur des mesures », indique la chercheuse, qui espère que ses résultats puissent aider les gouvernements à prendre des décisions éclairées.

Dans le contexte du déconfinement, il serait fort utile pour les décideurs de comprendre quelles politiques publiques sont les plus efficaces parmi toutes celles implantées — par exemple, peut-on rouvrir les écoles sans faire augmenter le nombre de cas dans la population ? Malheureusement, puisque de nombreux pays ont instauré leurs mesures de confinement en même temps, il n’est pas évident de détricoter leur effet, explique Mme Petherick. « On travaille là-dessus en ce moment, mais c’est vraiment un problème difficile », dit-elle.

Utile pour la prise de décisions

Selon Éric Montpetit, un professeur de science politique à l’Université de Montréal, les projets comme celui d’Oxford sont essentiels pour que les États se préparent à une possible prochaine vague de COVID-19.

« Quand la crise va être terminée, on va avoir des informations très précises sur ce qu’ont fait les pays [en termes de mesures de contrôle], et on va avoir les bilans exacts du nombre de morts. On va pouvoir faire des modèles statistiques qui montrent l’effet de certaines mesures », estime celui qui participe à un autre projet de recensement des politiques publiques anti-coronavirus, celui-là sous l’égide du International Network for Government Science Advice.

Pour l’instant, l’indice de sévérité des mesures permet tout de même de comparer de manière raisonnée l’approche globale de différents gouvernements. Le Devoir s’est prêté au jeu en calculant l’indice, tel que défini par les scientifiques d’Oxford, pour les quatre provinces canadiennes les plus touchées. La figure illustrant ces données montre que, globalement, le Québec a agi plus fortement que l’Ontario, l’Alberta ou la Colombie-Britannique pour contenir l’épidémie. Il est maintenant le premier à desserrer l’étau.

Le gouvernement de François Legault a-t-il raison de choisir cette approche ? De futures analyses comparatives internationales permettront d’y voir plus clair. Éric Montpetit rappelle cependant que nous vivons une époque unique où la recherche progresse simultanément à la prise de décisions par les chefs de gouvernement, à qui il incombe de trancher même sans connaissance parfaite de la situation.

« Les choix ne sont pas des choix scientifiques, ces analyses-là ne vont jamais remplacer les décisions politiques des gouvernements. Si la science pouvait guider la décision, on n’aurait pas besoin d’élus. »

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