L’effacement d'Horacio Arruda

De gauche à droite, la ministre de la Santé Danielle McCann, le directeur national de santé publique Horacio Arruda et le premier ministre du Québec François Legault
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne De gauche à droite, la ministre de la Santé Danielle McCann, le directeur national de santé publique Horacio Arruda et le premier ministre du Québec François Legault

Au départ, on ne voyait pratiquement que lui : Horacio Arruda, spectaculaire directeur national de santé publique. Qui pimentait les conférences de presse quotidiennes de recettes de tartelettes portugaises, ou qui écrasait avec ses mains la « courbe » de contagion. Mais depuis, la crise de la COVID-19 s’est aggravée… et le docteur s’est effacé.

Des données compilées par Le Devoir à partir des transcriptions du rendez-vous de 13 h montrent ainsi clairement que plus la crise dure, moins M. Arruda prend de place par rapport au premier ministre Legault ou à la ministre de la Santé, Danielle McCann.

En filigrane, les données permettent de voir que la crise s’est déplacée, et que le politique a pris le pas sur la santé publique. « C’est sûr que le débat a dévié », reconnaît d’ailleurs une source dans l’entourage proche du premier ministre Legault, qui a demandé de rester anonyme pour pouvoir parler plus librement.

« M. Arruda était forcément plus à l’avant-plan quand on parlait de confinement », en début de crise. Mais avec l’émergence des foyers de contagion dans les CHSLD — et les problèmes de pénurie de personnel que cela a mis en lumière —, « on est maintenant davantage dans une crise d’organisation du réseau de la santé, qui relève moins de la santé publique ».

C’est ce que montrent les statistiques tirées des transcriptions intégrales des conférences de presse de 13 h. Le 12 mars, par exemple, Horacio Arruda avait prononcé la moitié de tous les mots du premier point de presse quotidien du gouvernement. Le premier ministre Legault avait pour sa part livré 36 % du message, et Mme McCann, le reste.

En se déplaçant dans le temps, on trouve un portrait tout autre. Mardi dernier (21 avril), François Legault a occupé 66 % de l’espace de discussion, loin devant Danielle McCann (22 %) et M. Arruda (12 %).

Les questions des journalistes — adressées à l’un ou l’autre des dirigeants — peuvent bien sûr influer sur ces données. Selon les enjeux abordés chaque jour entre 13 h et 14 h, M. Arruda peut aussi être plus ou moins sollicité (il le fut un peu plus à la fin de la semaine dernière, au sujet du port du masque ou du début du déconfinement).

Mais malgré cela, les courbes sont constantes dans le temps, imprimant une tendance nette : depuis le début avril, Horacio Arruda parle deux fois moins qu’au début de la crise (nombre de mots prononcés), alors que Danielle McCann a doublé le volume de ses interventions. Sans surprise, François Legault est systématiquement celui qui parle le plus, et cela, depuis la fin mars.

Le graphique ci-dessus montre l’évolution du temps de parole de Horacio Arruda, François Legault et Danielle McCann lors de leurs points de presse quotidiens. Chaque mot prononcé par l’un ou l’autre des trois intervenants lui a été attribué, de manière à compiler les prises de parole respectives et à mesurer leur évolution dans le temps. À gauche, des exemples de phrases contenant les mots les plus souvent prononcés par chacun des intervenants.

Le style

L’irruption du problème dans les CHSLD n’explique pas à elle seule la mise en sourdine relative d’Horacio Arruda. Le style coloré et vivant du directeur national de santé publique en a fait une vedette instantanée — une page Facebook intitulée « Horacio notre héros » compte près de 60 000 adeptes ; des enfants ont colorié son visage sous les arcs-en-ciel coiffés du slogan « Ça va bien aller » ; plusieurs médias lui ont consacré des portraits, etc.

Mais ce style ne convenait pas à toutes les phases de la crise, soutient notre source gouvernementale. « Il est très imagé, on le sait. C’est sympathique au début, mais c’est sûr qu’à mesure que tu avances dans la crise, que tu annonces des dizaines de décès, que les choses s’aggravent, ce ton plus léger a peut-être moins sa place. Il l’a vu lui-même. »

Ce proche de M. Legault note aussi que M. Arruda a tendance « à faire de longues réponses, à aborder plusieurs sujets dans celles-ci, et à répondre aux questions des journalistes avant même qu’ils ne les posent ».

Cela, généralement, donne des sueurs froides aux stratèges politiques, qui vont préférer des « réponses courtes et claires » — sans compter que les journalistes obtiennent globalement moins de questions si chaque réponse prend cinq minutes du temps d’une conférence à durée limitée.

Contrôle du message

 

Pour Mireille Lalancette, spécialiste de la communication politique et professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières, il n’y a pas de doute qu’une « certaine volonté de mieux contrôler le message » explique en partie les changements de rôle à la table du trio Arruda-Legault-McCann.

« C’est un élément clé de toute gestion de crise, un message clair qui passe autant que possible par un seul porte-parole. »

C’est peut-être ce qui explique pourquoi François Legault n’hésite plus à aborder en point de presse des problèmes qui relèvent de la santé publique. Jeudi dernier, il a expliqué lui-même ce qu’était l’immunité collective — une question qui divise les experts, et par rapport à laquelle l’Institut national de santé publique appelle à la plus grande prudence.

Lundi, M. Legault a aussi cité comme quatrième raison de rouvrir les écoles le fait qu’il avait « le O.K. de la santé publique », et donc « de la science ». À ses côtés, M. Arruda écoutait sans renchérir.

« J’ai senti un resserrement, un recadrage dans les interventions de M. Arruda », indique pour sa part Steve Flanagan, spécialiste en gestion de crise et porte-parole d’Hydro-Québec durant celle du verglas en 1998. « Et ce n’est pas nécessairement mauvais. À un moment donné, il était porté par l’enthousiasme, et ça pouvait amener une certaine distraction autour de sa mission de directeur de santé publique. »

Au-delà d’Horacio Arruda, M. Flanagan note surtout « qu’en allant davantage vers la patinoire politique — à cause de la situation dans les CHSLD —, on s’est éloigné progressivement de la mission première des points de presse quotidiens, qui étaient de traiter des questions de santé publique ». Ce qui n’est pas sans risques, dit-il.

« À mon sens, il y a comme un fil rouge qui s’est cassé dans les dernières semaines », ajoute M. Flanagan. Ce qui fédérait dans ces conférences de presse, c’était la mission de freiner la propagation du virus. Là, on se retrouve dans une situation où on parle beaucoup ce que j’appelle le “langage santé”, une langue plutôt hermétique. Et quand on est dans la structure, on s’éloigne [des préoccupations et de l’intérêt des citoyens] ».

Une analyse à la fois quantitative et qualitative des thèmes abordés au fil de la crise montre ce déplacement des enjeux — et du discours.

Dans les deux premières semaines, trois mots dominaient les discussions : « voyage » (le retour des voyageurs inquiétait les autorités) ; « économie » (c’est à ce moment que l’on a mis le Québec « sur pause ») ; et « mesure » (à la fois d’aide et les restrictions).

Dans la semaine du 29 mars, on a vu le discours monopolisé par trois autres mots : « protection » (problème d’approvisionnement du matériel) ; « personnel santé » et « scénario » (d’évolution des courbes). Finalement, depuis le 7 avril, les mots « CHSLD », « décès » et « système de santé » s’imposent dans les échanges.

Avec Dave Noël et Jean-Philippe Corbeil

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